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Une nouvelle période de populisme s’ouvre-t-elle, capable de mettre en péril la démocratie, comme dans les années 1930 ? Le populiste, qui prétend parler au nom du peuple, se nourrit de la peur d’un ennemi intérieur, « du sentiment d’être attaqué, qu’il y a un complot, que nos valeurs centrales sont menacées et qu’il faut s’unir pour les défendre », explique Raphaël Liogier, sociologue et philosophe. Sentiment de frustration collective, laïcité brandie comme étendard, évolution au gré des fluctuations de l’opinion publique... du Front national à Eric Zemmour ou Alain Soral, quelles sont les nouvelles formes du populisme ? Entretien.
Basta ! : Le Front national entretient une sorte de « grande confusion », en se réappropriant des thématiques qui n’étaient pas les siennes, comme la laïcité. Beaucoup de gens, un peu perdus politiquement, se laissent attirer par ces discours. Comment analysez-vous cette évolution ?
Raphaël Liogier [1] : Il n’y a pas extension de l’extrême droite, mais une dissolution, ce qui est plus grave. Le national-libéralisme typique de l’extrême droite française, portée par des individus réactionnaires et nationalistes, mais aussi libéraux du point de vue économique – comme Jean-Marie Le Pen qui était favorable à la suppression de l’impôt sur le revenu – n’existe plus aujourd’hui. Le discours du Front national a évolué.
Dans toute l’Europe, on observe la mobilisation dans les discours des valeurs centrales de cohésion, quelles que soient ces valeurs. Le Front National n’y échappe pas. En France, une des valeurs centrales est la laïcité, donc le Front national va mobiliser la laïcité et la défendre. A l’opposé de ce que faisait Jean-Marie Le Pen à ses débuts : il considérait alors la laïcité comme une valeur portée par la gauche, les athées, les gens qui ne seraient pas vraiment français. La laïcité est défendue aujourd’hui par le Front national de la même manière que la virginité de Jeanne d’Arc, le château de Versailles, le vase de Soissons ou le « christianisme immémorial de la France éternelle, fille de l’Église ». Ce qui compte, ce n’est pas ce que signifie la laïcité – qui veut dire pourtant des choses très précises. La laïcité va être mobilisée comme étant un instrument « d’hygiène culturelle ».
Est-ce le même processus ailleurs en Europe ?
En Norvège, le parti qui porte un programme similaire s’appelle le Parti du progrès. Pourquoi ce nom, alors que son but est de chasser les musulmans ? Parce que la notion de progrès en Norvège est aussi importante que la notion de laïcité en France. En Suède, c’est le Parti de la liberté, tout comme l’Autriche. Ces partis mobilisent des concepts qui sont ni de droite ni de gauche, ni progressistes ni réactionnaires. Des notions qui sont vidées de leur contenu juridique réel. C’est cela qui est en train de gagner du terrain. (...)
La laïcité, c’est deux choses : la séparation des églises et de l’État, définie par la loi de 1905 – et non pas la séparation du religieux et du politique – et la neutralité des agents publics. Ce qui n’est pas la neutralité de l’espace public ! Si l’espace public devient un espace contraint en ce qui concerne l’expression des opinions, qu’elles soient politiques ou religieuses, c’est une régression. Ce qu’on nous propose aujourd’hui, ce n’est même pas la neutralité de l’espace public, c’est sa neutralisation, donc un retour à une situation antérieure à 1789, au nom de la laïcité.
Cette absurdité est portée non seulement par les partis « populistes », mais aussi dans l’ensemble du champ politique. (...)
Le populisme, c’est lorsqu’un individu s’exprime en lieu et place de la fiction du peuple. Le peuple, c’est un ensemble de classes sociales, de gens aux intérêts différents, des riches, des pauvres… Or d’un seul coup, avec le populisme, on se retrouve face à un « peuple total », qui serait pourvu d’un sens de la vérité inné – ce qu’on appelle le bon sens populaire. L’image du peuple est suffisamment imprécise, ce qui permet de rassembler en son nom, dans une atmosphère d’unanimisme, avec une invocation du bon sens et des valeurs populaires.
Les populistes prétendent avoir accès à cette vérité « populaire » – opposée aux mensonges du « système ». Une « vérité » que personne ne pourrait remettre en cause. On aura beau expliquer, donner des chiffres, pour contrecarrer les discours sur l’immigration, on va nous répondre que les chiffres sont truqués, que ce n’est pas réaliste, ou qu’on est un idiot utile. Le populiste prétend être réaliste, parler du « réel ». Il utilise la science quand cela l’arrange. Et propose une vision manichéenne du monde. (...)
Pour le populiste, il est nécessaire de trouver un responsable, un ennemi contre lequel il faudrait défendre nos valeurs qui seraient attaquées. C’est tout l’intérêt de la focalisation sur l’islam : certains y voient une menace de la grande tradition judéo-chrétienne – l’image du sarrasin médiéval contre la chrétienté –, et d’autres une menace contre la modernité, niant le droit des femmes. Grâce à ce côté bicéphale, la figure du musulman peut provoquer des alliances inédites, sur lequel le populisme va s’appuyer, en restant dans le registre émotionnel, le flou, en faisant communier des réactionnaires et des progressistes.
En quoi cette situation est-elle nouvelle ?
Il y a toujours eu des populistes. Mais à certaines périodes cela ne marche pas, leurs gesticulations font plutôt rire les gens. Cela fonctionne lorsqu’il y a une vraie crise symbolique, lorsque les gens ne savent plus ce qu’ils sont. (...)
Contrairement à l’extrême droite, qui reste à la marge, le populisme est une machine pour arriver au pouvoir, parce qu’il déplace le centre de gravité politique. Des valeurs de l’extrême droite deviennent légitimes, en ayant d’un coup l’air moins extrêmes. Elles se déplacent vers le centre de l’échiquier politique, tout en restant radicales. Cela se produit grâce au confusionnisme – le mélange entre des valeurs de droite et de gauche dans les discours – caractéristique essentielle du populisme.
Sommes-nous entrés dans une ère de confusion politique ?
Il y a une différence fondamentale avec les années 1930 : nous sommes aujourd’hui face à un populisme liquide. Ce populisme liquide n’est pas fondé sur une idéologie stable, mais sur les variations de l’opinion en temps réel. Le seul point commun entre le populisme actuel et celui des années 1930, c’est ce sentiment d’être attaqué, qu’il y a un complot, que nos valeurs centrales – qu’elles soient traditionnelles ou progressistes – sont menacées et qu’il faut s’unir pour les défendre. Cela est porté par les partis politiques populistes mais pas seulement – on sent une tension permanente dans l’espace public, dans le débat… Avec des « progressistes réactionnaires » et des « réactionnaires progressistes », qui finalement disent à peu près la même chose mais en sens inverse. (...)
Le populisme actuel n’est plus fondé sur une idéologie stable. La culture n’est pas une notion stable, on peut mettre n’importe quoi dedans. Lorsque l’extrême droite parle du mariage pour tous, les ennemis du moment sont les homosexuels. Les musulmans deviennent des alliés. Puis ils redeviennent les ennemis. Résultat, tout le monde se sent attaqué sans savoir exactement par qui, pourquoi, comment.
Autre caractéristique du populisme liquide : il n’est pas suffisamment solide pour créer une société totalitaire, qui suppose une idéologie stable. La bonne nouvelle, c’est qu’on n’aura peut-être pas la Solution finale. La mauvaise nouvelle, c’est que le populisme actuel n’a pas besoin d’un renversement de régime, car le régime lui-même est rongé de l’intérieur, progressivement, sans qu’on s’en rende compte.
Ce processus d’infiltration est renforcé par le marketing politique, par cette impression que le sens des mots lui-même est récupéré… (...)
Un des problèmes aujourd’hui est que l’Europe fonctionne sur une narration négative : les Européens ne savent pas ce qu’ils sont, mais ils croient savoir ce qu’ils ne sont pas. Ils désignent donc un ennemi menaçant. Ils ne supportent plus la globalisation, la compétition mondiale, ils ont le sentiment d’être attaqués par le monde tel qu’il est, ils n’acceptent pas d’être considérés comme moins puissants qu’avant. D’où la tentation de se retrancher sur les nations. Or celles-ci n’ont plus de programmes à proposer, car c’est une échelle de gouvernance trop petite, pas à la hauteur des ambitions que pourraient avoir ces pays. Et comme il n’y a pas de programme possible, on raconte n’importe quoi.
Malgré cette crise symbolique, l’Europe a encore le plus gros PIB du monde. L’Union européenne, ce n’est pas le cheval de Troie du néolibéralisme ou de l’immigration. La vraie question n’est pas d’être pour ou contre l’Europe, mais pour quelle Europe. (...)