
Selon Zeynep Gambetti, professeure associée de théorie politique à l’Université du Bosphore à Istanbul (1), « le coup d’État du 15 juillet risque d’ouvrir la voie à l’abolition du régime parlementaire en faveur d’un régime présidentiel, dépourvu de tout système de freins et de contre-pouvoirs sur l’exécutif. Voilà justement ce qu’Erdoğan voulait instaurer. » Texte original publié le 18 juillet 2016 sur OpenDemocracy.
Aux premières heures du 16 juillet, une poignée de soldats avait interrompu les programmes de CNN Turk. En protestation, une foule de civils s’était massée devant les studios. Quand les soldats ont fini par se rendre, les policiers fidèles au gouvernement de l’AKP ont été débordés, incapables de contrôler la foule et de protéger les soldats du lynchage. Cela montre comment, cette nuit-là, se sont brouillées les frontières entre la victime et l’agresseur, l’autorité de l’État et la puissance de la foule. Qui était l’agresseur, qui la victime ? Qui protégeait qui ? Contre qui ?
Les mêmes questions se posent pour la tentative de coup d’État. Vendredi soir, à peine le pont sur le Bosphore était-il interdit à la circulation par quelques véhicules militaires que le Premier ministre désignait cette action comme « la rébellion d’une faction de l’armée ». Pour ceux qui ont été témoins des coups d’État de 1980 et de 1997, il était clair qu’il ne s’agissait effectivement que d’une faction : sinon, toutes les grandes artères auraient grouillé de chars. Mais aussitôt, sur les réseaux sociaux, on s’est demandé s’il s’agissait d’un véritable coup d’État, ou d’une manipulation par l’AKP pour accroître la popularité du président Recep Tayyip Erdoğan.
Une hypothèse a circulé : le gouvernement, informé à l’avance de cette tentative, aurait choisi de la laisser se dérouler. Les services secrets turcs, disait-on, auraient fait fuiter en août la liste des officiers à purger de l’armée, les poussant ainsi à une tentative suicidaire pour éviter la prison. Ces soupçons ont été confortés quand Erdoğan a qualifié le coup d’État de « bénédiction pour nettoyer l’armée » de ses éléments subversifs. On ne sait toujours pas où sont les avions de combat F-16 qui sont censés avoir menacé l’avion privé d’Erdoğan et auraient survolé Istanbul et Ankara. Ainsi, alors même que le coup d’État était couvert en direct par les médias, crédulité et incrédulité se mêlaient pour brouiller à nouveau la ligne étroite qui sépare la vérité du mensonge. (...)
La tentative de coup d’État a fait en une nuit plus de 240 morts et 1400 blessés, mais n’a trouvé pratiquement aucun soutien au sein de la société. La seule note positive est que, dans le paysage idéologique éclaté de la Turquie, nul ne semble plus avoir le désir d’un coup d’État. Ce n’était certainement pas le cas lorsque l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002. Les républicains ont toujours considéré les forces armées comme le garant du régime laïque. Or la semaine dernière, ce sont des civils qui ont bravé en masse l’artillerie lourde pour envahir les rues, parvenant ainsi à stopper l’avance des putschistes. La question cruciale est donc maintenant de savoir si cela marque ou non la victoire des forces démocratiques en Turquie.
Qu’est-ce que la démocratie ? (...)
la confusion du dernier coup d’État en Turquie – en miroir de la confusion de la scène politique – invite à la prudence quand on utilise des concepts aussi abstraits que "démocratie".
Les gens sont certes descendus dans la rue, mais seulement à l’appel d’Erdoğan, leader autoritaire mais charismatique, et une fois qu’ils ont compris qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’État à part entière. L’appel d’Erdogan a été tout au long de la nuit accompagné par l’appel des muezzins qui, via le réseau des haut-parleurs de minarets, ont exhorté à protéger le président et le gouvernement au nom d’Allah et du Coran. Les foules qui ont contraint les chars à battre en retraite psalmodiaient « Allah-u akbar ». Puis vinrent les excès, et l’approbation officielle (fait remarquable, par le Premier ministre lui-même) du « désir du peuple d’aller jusqu’à lyncher les putschistes ». (...)
On peut s’interroger : les bandes qui rouaient de coups les soldats dans les rues protégaient-elles "la démocratie", ou leur chef, la patrie ou l’AKP ? L’appel à la mobilisation se poursuit, et l’on apprend que dans plusieurs régions des bandes ont attaqué des quartiers alevis et syriens.
En Turquie, la "démocratie" tend à être assimilée au culte de la majorité, et une logique quasi-orwellienne de réversibilité sous-tend l’évidement des principes universels. La capacité rhétorique d’Erdoğan à transformer chaque universel en particulier, et vice-versa, joue ici un rôle important : l’allié d’hier peut devenir l’ennemi d’aujourd’hui, une exigence démocratique légitime peut être discréditée au motif qu’elle est de mauvaise foi, et une violation flagrante du droit par le gouvernement lui-même peut être travestie en la condition même de la stabilité du régime ou de la prospérité nationale. Adoubé comme l’incarnation de la "démocratie réelle" (par opposition au champ restreint des droits et des libertés sous le régime républicain), l’AKP a eu un bilan tout aussi catastrophique dans le domaine des droits humains. Toutes les formes d’opposition ou de dissidence peuvent être délégitimées, par la magie d’un discours partisan et affectif. Le gouvernement, qui bafoue régulièrement les dispositions légales et les décisions de justice au nom de la "volonté du peuple", pervertit ainsi de façon alarmante le processus de démocratisation. (...)
Une chose est claire : la scène politique turque se dirige vers un régime de parti unique. C’est la politique du bulletin de vote, où la légitimité et la permissivité résultent du seul fait d’être élu. Sans véritable débat, ni participation ni respect de l’opinion minoritaire, les pratiques et les discours politiques laissent peu d’options de sortie : l’électeur doit soutenir l’AKP sous peine d’être taxé de complicité avec des tentatives de déstabiliser le pays, de nier la volonté nationale et d’entraver le développement économique. (...)
Les antagonismes alimentés par le gouvernement se transforment régulièrement en une logique de guerre : on peut alors tuer en toute impunité. La société turque baigne dans un culte militariste du martyre qui sublime l’idée de sacrifier sa vie pour une "cause sacrée" – et la protection de l’AKP en est une. Il est frappant de constater que ni le couvre-feu imposé par intermittence pendant près d’un an dans plusieurs villes des provinces kurdes du sud de la Turquie, ni les tirs de mortier sur des quartiers fortement peuplés par des Kurdes, n’ont suscité d’indignation dans le reste du pays. L’AKP maîtrise parfaitement la rhétorique populiste ; toutefois, il ne faut pas oublier que le saccage des espaces urbains et des moyens de subsistance dans la région kurde a également été perpétré avec la bénédiction des États-Unis et de l’Union européenne, qui soutiennent le droit de la Turquie de "lutter contre le terrorisme" – soit un écran de fumée idéal pour masquer les violations des droits de l’homme. (...)
« nous assistons, une fois de plus, au sacrifice paradoxal de la démocratie sur l’autel de la démocratie – une chose que le XXe siècle européen avait maîtrisé à la perfection, avant de nous offrir la fausse promesse du "plus jamais ça" ».