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le Monde Diplomatique
Contre les manipulations de l’histoire Préface de la nouvelle édition de « L’ère des extrêmes » d’Eric Hobsbawm
/Serge Halimi
Article mis en ligne le 21 avril 2020
dernière modification le 19 avril 2020

L’histoire du XXe siècle est depuis longtemps terminée, mais son interprétation ne fait que commencer. Sur ce point au moins, et seulement sur ce point, l’histoire rejoint la mémoire dont Hobsbawm estimait qu’elle « n’est pas tant un mécanisme d’enregistrement qu’un mécanisme de sélection » permettant de « lire les désirs du présent dans le passé ».

Peut-on se défaire tout à fait d’un tel biais quand un passé très proche pèse sur presque chacun de nos combats contemporains ? (...)

L’humanité ne fut pas toujours impuissante et désarmée quand elle ambitionna de changer de destin. Pour le dire autrement, nous ne sommes jamais « condamnés à vivre dans le monde où nous vivons (1) ».

La chose n’allait plus de soi en 1994 lorsque Hobsbawm publia The Age of Extremes. Et moins encore l’année suivante quand, sous les auspices de la fondation Saint-Simon qu’il avait fondée, François Furet fit paraître en France Le Passé d’une illusion. Dans l’esprit de cet ancien communiste qui, de son propre aveu, avait été un laudateur de Staline avant de finir libéral bon teint, il s’agissait bien évidemment d’exorciser l’« illusion » d’une société postcapitaliste. Furet entendait en purger le pays, un peu comme deux décennies plus tôt il avait entrepris de démystifier la Révolution française. Son succès d’alors fut d’autant plus remarqué que le bicentenaire de 1789 coïncida avec la chute du mur de Berlin. (...)

Les embarras de l’histoire ont repris

Vingt-cinq ans plus tard, les corps ont bougé. The Age of Extremes fut publié alors que le « nouvel ordre mondial », néolibéral et sous commandement américain, effaçait toutes les frontières. Terrestres : l’Otan intervint loin de sa zone d’intervention supposée, en Yougoslavie puis en Afghanistan. Politiques : la gauche de gouvernement ayant achevé sa conversion au capitalisme, elle devint le deuxième parti des milieux d’affaires, voire le premier, avec Mitterrand, Clinton, Blair, Schröder comme appariteurs des noces. La satisfaction présomptueuse résumait à cette époque le sentiment des gouvernants. Le ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine exposait en août 1997 aux ambassadeurs de France une analyse géopolitique très largement partagée : « Un des phénomènes les plus marquants depuis la fin du monde bipolaire est l’extension progressive à toute la planète de la conception occidentale de la démocratie, du marché et des médias. » La plupart des meilleurs commentateurs du moment le pensaient aussi. (...)

Pourtant, alors même que déjà une course de vitesse oppose, dans nombre d’États, un durcissement de l’autoritarisme libéral et un nationalisme d’extrême droite, l’option d’un rejet émancipateur du capitalisme paraît hors de portée. L’est-elle davantage qu’au moment où Hobsbawm achevait The Age of Extremes et s’interrogeait sur la persistance étonnante d’un système de domination qui avait plus d’une fois provoqué la dislocation de la société ? En d’autres temps, pas si lointains, quand les peuples ne croyaient plus à un jeu politique dont les dés étaient pipés, quand ils observaient que leurs gouvernements s’étaient dépouillés de leur souveraineté, quand ils réclamaient la mise au pas des banques, quand ils se mobilisaient sans savoir jusqu’où leur colère les porterait, cela suggérait que la gauche était non seulement vivante mais frémissante, à défaut d’être nécessairement victorieuse. Nous en sommes loin. Le socialisme, « le nom de notre désir » — ainsi que le qualifiait un intellectuel américain qui empruntait à Tolstoï une formule que l’écrivain russe avait réservée à Dieu —, semble avoir essuyé une disqualification définitive.

La chose se comprend d’autant mieux qu’elle est sans cesse réactivée. (...)

Concluant en 1995 son analyse de The Age of Extremes, l’intellectuel palestinien Edward Saïd relève en s’en désolant un peu la prudence et le ton mélancolique de l’auteur. Et il demande « s’il n’y a pas de plus grandes réserves d’espoir dans l’histoire que l’affreux résumé de notre siècle ne semble permettre, et si le nombre important des causes perdues éparpillées çà et là ne nous fournit pas en fait l’occasion de durcir notre volonté et d’aiguiser l’acier froid d’un vigoureux plaidoyer. Le XXe siècle est après tout un grand âge de résistance, et cela n’a pas été complètement réduit au silence (44) ».

C’est ce que déjà nous suggèrent les deux premières décennies du siècle qui suit.