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Comment transformer un paradis boréal en un enfer boueux et toxique : grâce aux sables bitumineux
Article mis en ligne le 23 juin 2015
dernière modification le 19 juin 2015

Nous sommes loin de l’image du derrick perdu dans le désert ou d’une sage plateforme pétrolière émergeant à l’horizon. Voici l’Alberta, province canadienne, où des firmes pétrolières, parmi lesquelles Shell et Total, exploitent à un rythme effréné les gisements de sables bitumineux, du pétrole visqueux contenu dans du sable. Elles espèrent tripler leur production d’ici 2030

Mais à quel prix ! S’il est souvent question de l’impact des sables bitumineux sur le dérèglement climatique, on parle moins de leurs conséquences sur les ressources en eau et la biodiversité locale. Extraction excessive et pollutions commencent à faire sentir leurs effets, jusqu’à l’océan Arctique. Premier volet d’une enquête exclusive réalisée par Edward Struzik, journaliste canadien. (...)

L’importance écologique du delta Paix-Athabasca n’est pas disputée. En 1922, lorsque le gouvernement canadien créa Wood Buffalo, le plus grand parc national du pays, 80% du territoire du delta fut inclus dans son périmètre. En 1982, l’Unesco classa Wood Buffalo et le delta Paix-Athabasca au patrimoine mondial de l’humanité et les désigna parallèlement comme un site Ramsar d’importance internationale (voir les cartes en fin d’article).
« Le prix mondial du développement insoutenable »

Aussi important et reconnu qu’il soit au niveau international, le delta est en train de mourir lentement. Le changement climatique, les barrages hydroélectriques, la pollution et les extractions massives de l’eau des rivières pour la fracturation hydraulique et l’exploitation des sables bitumineux affectent si lourdement l’intégrité écologique de la région que Wandering Spirit est maintenant la seule personne qui continue à y vivre tout au long de l’année. La pêcherie commerciale est abandonnée, en raison notamment de lésions et de malformations qui rendaient le poisson invendable. Les truites que l’on pouvait capturer dans la partie aval de la rivière Athabasca ont disparu. De même la plupart des caribous. (...)

Les populations de rats musqués ont décliné si brutalement que les aborigènes ont renoncé à les piéger. Les oiseaux sont eux aussi touchés. Les populations de gibiers d’eau comme les macreuses ou les fuligules ont chuté de 70% ou plus depuis les années 1950. Les œufs de goélands à bec cerclé collectés en 2012 contenaient 139% de mercure de plus qu’en 2009. « Rien sur la planète ne peut être comparé à la destruction en cours dans cette partie du monde », résume David Schindler, un scientifique canadien de renommée mondiale qui étudie la région depuis plus de 20 ans. « S’il y avait un prix mondial du développement insoutenable, les sables bitumineux seraient sûrs de gagner. »
Du pétrole qui consomme autant d’eau qu’un million de personnes

Malgré les promesses des industriels et du gouvernement de réduire l’utilisation de l’eau pour l’exploitation des sables bitumineux et de restaurer les zones humides qui ont été minées jusqu’à une profondeur de plus de 200 mètres, le déclin écologique du delta deviendra irréversible si les entreprises pétrolières triplent effectivement leur production en Alberta, comme elles l’annoncent, d’ici l’année 2030. Extraire le pétrole du sable bitumineux requiert en effet des quantités énormes d’eau. (...)

Les scientifiques prédisent que la situation va devenir bien pire si la production de sables bitumineux est effectivement multipliée par trois à l’horizon 2030, pour atteindre 5,2 millions de barils par jour. La quantité d’eau extraite de la rivière Athabasca, disent-ils, pourrait alors atteindre 30% du débit naturel.
L’Ouest canadien bientôt asséché ? (...)

L’avenir du delta paraît si sombre que la nation Mikisew Cree a récemment demandé à l’Unesco de placer Wood Buffalo et le delta Paix-Athabasca sur la liste du patrimoine mondial en danger. Cette liste a pour but de susciter une prise de conscience internationale des menaces qui pèsent sur un site classé, et d’encourager des mesures préventives par les gouvernements concernés. (...)

Ce que l’on sait, c’est que ces zones humides, après avoir été minées par les firmes pétrolières, ne filtrent plus l’eau, ne séquestrent plus le carbone et ne nourrissent plus la chaîne complexe de plantes et d’animaux qui en dépendaient auparavant. (...)

Aussi bien les autorités du Canada et de l’Alberta que l’industrie pétrolière ont été extrêmement lentes à s’attaquer à l’énorme passif environnemental des sables bitumineux, qui pourrait représenter jusqu’à 13 milliards de dollars canadiens (9,3 milliards d’euros) rien qu’en coûts de réhabilitation. Le gouvernement de l’Alberta a même essayé de réduire au silence John O’Connor, un médecin qui a suivi pendant 15 ans une population d’environ 900 aborigènes vivant en aval des sables bitumineux. (...)

Dans une tribune récemment publiée par la revue scientifique Nature, la chercheuse Wendy Palen et sept de ses collègues avancent que les controverses sur les bassins de rétention et les oléoducs comme Keystone ou Northern Gateway cachent un problème plus profond – ce qu’ils décrivent comme un « processus politique détraqué ». Que ce soit au Canada ou aux États-Unis, soulignent-ils, la production des sables bitumineux, la gestion de l’eau, les politiques de transport, climatique et environnementales sont abordées séparément. Chaque projet est évalué de manière isolée. Il y a selon eux un besoin urgent d’une approche plus cohérente, qui évaluerait tous les nouveaux projets de sables bitumineux dans le contexte d’une stratégie énergétique et climatique plus cohérente et plus large.

« Les sables bitumineux canadiens sont vastes, et la production a plus que doublé au cours de la décennie écoulée pour atteindre plus de 2 millions de barils par jour », m’a récemment déclaré Palen. « La ruée sur le développement de ces ressources a été beaucoup trop rapide au regard du besoin d’une analyse robuste des impacts sur l’environnement, la santé humaine et le système climatique global. Tout nouveau développement devrait être suspendu jusqu’à ce que l’on ait pu étudier leurs effets cumulés de manière publique et transparente. »