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Mediapart
Comment le sabotage d’une mesure européenne par Total a fait perdre 30 ans à l’action climatique
Article mis en ligne le 4 juin 2022
dernière modification le 3 juin 2022

Mediapart dévoile des documents internes à Total qui démontrent comment le groupe pétrolier a torpillé dans les années 1990 une mesure climatique d’envergure : une taxe carbone pour mettre progressivement fin aux énergies fossiles et qui devait être étendue à l’échelle mondiale après le Sommet de Rio de juin 1992. Un sabotage qui, selon les experts, est synonyme aujourd’hui de 30 ans de retard face à l’urgence climatique.

C’est l’histoire d’un sabotage en règle. Un funeste échec qui a conduit à des décennies de retard face à l’urgence climatique et qui résonne terriblement avec les anniversaires de la Conférence de Stockholm sur l’environnement de juin 1972 et du Sommet de la Terre de Rio de juin 1992. (...)

L’air du temps est au volontarisme climatique. Et la France est à la pointe d’un certain activisme diplomatique pour combattre le réchauffement global.

Le premier ministre d’alors, le socialiste Michel Rocard, milite à La Haye pour l’instauration d’une autorité mondiale du climat dotée de pouvoirs contraignants. En 1990, il écrit à Brice Lalonde, son ministre chargé de l’environnement, que « les changements climatiques [...] remettent en cause les conditions de vie actuelles sur Terre ».

Côté ministère de l’écologie, la lutte contre le changement climatique est hissée au rang de cause prioritaire. Dans un rapport commandé à l’Académie des sciences, toujours en 1990, on peut lire que « l’effet de serre joue un rôle important dans l’évolution des climats » et qu’il est « bien dû aux activités humaines ».
Une bataille épique

Cet alignement des planètes sur les fronts diplomatique et scientifique conduit l’Italien Carlo Ripa di Meana, à l’époque commissaire européen à l’environnement, à proposer la création d’une taxe sur le carbone à l’échelle européenne afin de réduire drastiquement les rejets de gaz à effet de serre.

Le Conseil européen conclut, lors de sa réunion du 29 octobre 1990, que l’Europe devrait « globalement stabiliser, pour l’an 2000, ses émissions de CO2 au niveau de 1990 ». Deux mois plus tard, la France envoie un mémorandum à la Commission européenne promouvant la création d’une taxe sur les énergies fossiles qui « s’étendrait ensuite au reste de la planète » pour progressivement mettre fin à la demande en pétrole, gaz et charbon. (...)

À partir de l’année 1991, la Commission européenne s’attelle donc à la rédaction de ce projet inédit de taxe sur les énergies fossiles. Et la France est en tête de pont des négociations. Yves Martin, qui anime le groupe interministériel français de lutte contre l’effet de serre, rédige en juin 1991 le mémorandum français à destination de la Commission.

Il y souligne : « Parmi les instruments disponibles, la fiscalité énergétique est collectivement le plus efficace, car il est le moins coûteux, le plus simple, et il permet de faire jouer les forces du marché. »

Quatre mois plus tard, la Commission européenne met sur la table une première proposition de taxe carbone, fixée à 3 dollars le baril d’équivalent pétrole au 1er janvier 1993, avec une augmentation progressive de 1 dollar par an, pour atteindre 10 dollars le baril d’équivalent pétrole en l’an 2000.

Mais rapidement les groupes industriels fossiles sont à la manœuvre.

« On sentait la pression du lobby des industries productrices ou grandes consommatrices d’énergies fossiles durant les réunions, se souvient Geneviève Pons. Pour ma part, un directeur général à l’industrie de la Commission européenne m’a dit que l’adoption de cette taxe sur le CO2 serait le plus grand échec professionnel de sa vie. Et le dirigeant d’une très grosse société fossile est venu directement dans mon bureau me dire tout le mal qu’il pensait de ce qu’on dénommait à l’époque l’“écotaxe”. »

Dès mars 1986, dans un rapport interne d’Elf (groupe qui fusionnera avec Total en 2000), le directeur environnement de la compagnie écrit que face aux velléités politiques de vouloir à l’avenir taxer les énergies fossiles, « l’industrie pétrolière devra se préparer à se défendre ». Dans cette optique, les firmes pétrolières ont créé, en 1989, une association européenne de l’industrie pétrolière – baptisée Europia – pour mener un front d’opposition à la future taxe carbone. (...)

D’après Geneviève Pons, durant l’année 1991, pas moins de 14 réunions spéciales sur la taxe carbone avec les chefs de cabinet des commissaires de chaque État européen ont été organisées. (...)

« Les lobbies ont fait leur boulot »

En 1992, le lobbying antitaxe carbone s’intensifie à l’approche du Sommet de la Terre de Rio, qui doit se dérouler en juin.

En février de cette année, François-Xavier Ortoli, président d’honneur du groupe Total, est coopté à la tête du Conseil national du patronat français – CNPF, ancêtre du Medef. Dans la foulée, le syndicat patronal organise à Paris le 7 avril un colloque contre la taxe sur le CO2, qualifiée par les entreprises françaises d’« inique » et de « tout simplement suicidaire ».

« Les industriels français se sont mobilisés contre ce qu’ils appelaient “l’écotaxe”, avec comme argument principal qu’elle engendrait une distorsion de concurrence. Les lobbys étaient là, ils ont fait leur boulot », commente Jean-Charles Hourcade, qui a suivi les négociations en tant que scientifique pour le groupe interministériel français de lutte contre l’effet de serre.

The Economist décrit pour sa part, le 9 mai 1992, ce combat autour de la taxe sur le CO2 comme « le lobbying le plus féroce jamais vu à Bruxelles ». (...)

Enfin, le 13 juin 1992, lors de la conférence de presse tenue par Jacques Delors à la clôture du Sommet de la Terre de Rio, le président de la Commission européenne pointe « des critiques qui sont venues […] des producteurs de pétrole ».
Offensive climato-sceptique

Côté industrie pétrolière, dans Énergies, le magazine d’entreprise de Total, en date de mai-juin 1992, Jean-Philippe Caruette, directeur de l’environnement de la firme, écrit un article virulent contre la taxe sur le CO2.

En contradiction totale avec le premier rapport du Giec de 1990, il y assure que « certes, il existe une relation entre la température et la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère, mais [...] il n’existe aucune certitude sur l’impact des activités humaines, parmi lesquelles la combustion d’énergies fossiles ».

Puis de promouvoir, en lieu et place de la taxe carbone, « des programmes bien identifiés d’économies d’énergie » et des « nouvelles technologies plus efficaces et plus propres ». (...)

Total va jusqu’à distribuer, au cours du Sommet de la Terre de Rio, un dossier climato-sceptique en papier recyclé et encres végétales qui indique que « le réchauffement de la Terre […] polarise toutes les attentions et donne lieu à des descriptions apocalyptiques de l’avenir » et que « les progrès considérables réalisés en climatologie depuis le début du siècle n’ont pas permis de dissiper les incertitudes concernant l’effet de serre ».

On peut y lire que l’importance du rôle des combustibles fossiles « dans les modifications climatiques » demeure « contestée ». (...)

Deux mois plus tard, le président d’honneur de Total, François-Xavier Ortoli, intervient lors du congrès du Conseil mondial de l’énergie, à Madrid. Il assure que les scénarios scientifiques qui prédisent un réchauffement global de 2 à 5 °C au XXIe siècle sont controversés car « les sources naturelles sont beaucoup plus importantes que les émissions anthropiques […]. Les avis des spécialistes divergent là-dessus. Hippocrate dit oui, mais Gallien dit non. Il existe un doute ».

En outre, Francis Girault, directeur de la prospective, de l’économie et de la stratégie chez Elf, rédige le 17 novembre 1992 une note interne dans laquelle il se réjouit des actions menées par le groupe pour saborder la taxe carbone.

Dans ce document que publie Mediapart, la mise en échec récente de la taxe carbone est mise au crédit d’un travail de lobbying à travers des « contacts directs avec les Cabinets Ministériels et Administrations concernés, en France (Premier Ministre, Finances, Industries, Environnement, Recherche, Affaires européennes...) et auprès de la CEE » ou encore d’« actions au sein d’organismes professionnels », comme le syndicat patronal CNPF ou l’association européenne de l’industrie pétrolière Europia. (...)

Des multinationales fossiles abusent des logiques de marchandisation du carbone en allant aujourd’hui jusqu’à financer des projets de compensation de leurs émissions via des actions de reforestation, à l’instar de Total. La compagnie pétrogazière vient en effet de lancer la plantation en monoculture de 40 millions d’acacias en République du Congo pour compenser ses rejets de CO2 sur un territoire grand comme quatre fois Paris et d’où seront expulsées des communautés paysannes. (...)

En novembre dernier, durant la COP26 de Glasgow – COP qui ont été instituées à partir de 1995, à l’issue du Sommet de la Terre de Rio –, les États se sont accordés à mettre en place un marché international du carbone unifié, instaurant de facto à l’échelle mondiale un greenwashing (écoblanchiment) institutionnalisé.

« La compensation carbone détourne de l’effort prioritaire de réduction d’émissions, avait précisé à l’époque pour Mediapart Myrto Tilianaki de CCFD-Terre Solidaire. (...)

Comme à Bruxelles au début des années 1990, une délégation de lobbyistes de l’industrie fossile était dans les couloirs des négociations. Parmi eux, trois avaient été envoyés spécialement par Total.