
Quelque part entre 30 millions d’amis et Martin Luther King, l’antispécisme veut devenir LE mouvement des droits civiques des années 2010. Voici sa stratégie.
la défense des animaux est passée de hobby pour vieille actrice acariâtre à combat pour blogueur engagé.
D’ailleurs, il ne s’agit plus seulement de s’opposer à la chasse aux phoques mais de revoir la hiérarchie même des espèces. C’est l’antispécisme, philosophie selon laquelle tous les êtres vivants doivent être traités avec les mêmes égards. Humains et rats au même niveau. La cause n’a certes réuni que sept cents personnes pour une manif à Genève en août, à l’occasion de la Journée mondiale pour la fin du spécisme, mais elle infuse largement le débat public : le 18 octobre, vingt-trois intellectuels dont le psychiatre Boris Cyrulnik et le moine bouddhiste Matthieu Ricard signaient un manifeste dans Le Monde pour la création d’un « secrétariat à la cause animale » dans lequel ils appelaient les hommes à engager d’autres rapports avec le monde animal et demandaient le renforcement des contrôles pour lutter contre la maltraitance. Une préoccupation qu’on retrouve dans de nombreux essais sortis récemment : Révolutions animales (éd. Les Liens qui Libèrent), Zoopolis de Sue Donaldson et Will Kymlicka qui vient d’être traduit en français (éd. de l’Alma) et bien sûr Antispéciste d’Aymeric Caron (éd. Don Quichotte). Et même dans un roman, Règne animal (éd. Gallimard), en bonne place sur la liste du Goncourt. (...)
Le pouvoir du moment présent
Bien avant le véganisme et les bars à jus, Pythagore, entre deux triangles rectangles, refusait les banquets/grillades et même d’enfiler une toge en laine par respect pour la vie animale. Pour Renan Larue, professeur à l’université de Santa Barbara (1) : « Les arguments de Pythagore font aujourd’hui partie du débat public. La réflexion sur notre lien à l’animal est en passe de devenir l’idée majeure du XXIe siècle. » (...)
Selon un sondage réalisé pour TerraEco en janvier 2016, 3 % des Français sont déjà végétariens et 10 % envisageraient de le devenir. Alors que nos connaissances sur les animaux, leur intelligence et leur sensibilité n’ont jamais été aussi avancées, « le grand public est prêt à de nouvelles approches. Il est plus sensible aux avancées des chercheurs », explique le primatologue Frans de Waal qui vient de publier un ouvrage passionnant (2), sur l’intelligence animale. (...)
Mais la vraie nouveauté, c’est la stratégie militante, plus offensive que jamais. Chez les antispécistes, l’association L214 (à ne pas confondre avec des gouttes homéopathiques) est sur toutes les lèvres. C’est à ce collectif lyonnais que l’on doit ces vidéos trashs de poussins broyés ou de bœufs saignés en caméra cachée dans les abattoirs, qui envahissent depuis quelques mois votre feed Facebook. « Ces images qui retournent le bide font appel à notre émotion, reconnaît Brigitte Gothière, co-fondratrice. Ça nous permet d’être mieux entendus sur ces arguments rationnels que l’on essaie de faire entendre depuis des années. » Les images, obtenues grâce à des lanceurs d’alerte présents sur le terrain, sont d’une rare violence mais leur succès est incontestable. « Avec nos premières actions,
plus pédagogiques, on n’avait aucun retour. Aujourd’hui, nos vidéos sont médiatisées et contraignent les politiques à réagir », se félicite cette pasionaria de la cause animale. (...)
Vous souffrez ? Les animaux aussi. Sur cette base, vous êtes égaux. CQFD. S’en suit une lente diffusion du concept dans la société. « La progression de cette idée s’est faite de manière tout à fait traditionnelle, commente Francis Wolff. D’abord sur les campus américains puis ceux des pays du Nord. La notion devient une discipline universitaire, avant que les médias s’en emparent. » (...)
Et nous voilà arrivés à ce moment de maturation médiatique qui contraint chacun à se positionner sur la question. Spéciste ou antispéciste. Deux positions irréconciliables, comme en témoigne une scène assez éloquente d’« On N’est Pas Couché » (notre version fun d’un samedi soir). Aymeric Caron, venu présenter son Antispéciste chaussé de ses Converses en toile, explique qu’une espèce ne peut pas valoir plus qu’une autre à un Yann Moix rebuté par l’idée que « l’homme est un animal comme les autres », l’une des premières phrases de l’ouvrage. (...)
Le problème avec l’antispécisme, c’est que, comme le marxisme (outre le fait que la moitié d’entre vous qui s’en réclament n’a pas jamais ouvert Le Capital), l’appliquer à la lettre,
c’est risquer de virer radical. « Il y a beaucoup de débats au sein de la pensée antispéciste
sur la manière dont ils doivent se traduire dans les faits », avance Estiva Reus, rédactrice aux Cahiers antispécistes, revue de référence lancée en 1991. Pour le courant de pensée welfariste, la moindre amélioration de la situation des animaux est bonne à prendre. D’autres vont plus loin, comme Sue Donaldson et Will Kymlicka, auteurs de Zoopolis, qui réfléchissent carrément à leur donner la citoyenneté. Certains sont encore plus radicaux : parmi leurs figures de proue, il y a Gary Francione, juriste, philosophe américain qui prône la stérilisation des animaux domestiques, « seul moyen de mettre fin à
leur esclavage ». Son objectif : créer une société humaine sans animaux, unique façon d’en finir avec ce rapport « colon/colonisé ». (...)
En défendant l’idée que l’animal nous ressemble et que l’humain est la seule espèce à avoir des responsabilités envers lui, les antispécistes défendent paradoxalement tout ce qu’ils exècrent : l’anthropocentrisme. Et créent un statut animal plus ou moins calqué sur celui des humains, pourtant stigmatisé comme le grand ennemi. C’est ce que demande par exemple Aymeric Caron, qui veut une « assemblée naturelle », aux côtés de l’Assemblée nationale, où siégeraient des experts représentant les animaux. On se permet de vous rappeler que trouver que ça va trop loin n’est pas une raison pour vous amuser à balancer un chat contre un mur. (...)