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le monde diplomatique
Chronique d’un combat contre le fatalisme
par Philippe Poutou
Article mis en ligne le 3 juin 2019

Tout semble perdu. Le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est homologué, la production s’arrêtera en août prochain, les lettres de licenciement seront envoyées le 1er octobre suivant. Les pouvoirs publics travaillent sur l’après, qu’ils appellent « revitalisation du territoire ».

Or nous sommes quelques-uns à ne pas abandonner. Non, cette histoire n’est pas finie. Ce que nous n’avons pas obtenu jusqu’à présent par la mobilisation ou par l’intervention de l’État, nous pourrions l’obtenir par la justice. Tant que l’usine n’est pas fermée, tant que nous sommes encore là, aucune raison de baisser les bras. Il y a encore l’espoir de réussir un exploit en sauvant une usine et des emplois.

Après des années de manœuvres et de mensonges, les dirigeants de Ford ont mis fin à un faux suspense en dévoilant leur intention de liquider le site de Blanquefort (Gironde). En deux temps : annonce du désengagement en février 2018, et de la fermeture le 7 juin suivant.

Cela fait plus de dix ans que l’entreprise veut liquider le site. (...)

La lutte avait aussi permis un accord avec l’État, débouchant sur l’engagement (2013) de maintenir au moins mille emplois sur cinq ans… en échange de quelques millions d’euros de subventions.

Mais ce n’était qu’un répit. Ford n’a pas changé d’objectif. La Confédération générale du travail (CGT), syndicat majoritaire à Blanquefort, dénonce l’entourloupe qui mène forcément à la catastrophe. (...)

. L’ambiance dans l’usine était dominée depuis des années par le fatalisme, la certitude que la direction préparait des mauvais coups. Progressivement, tout se dégradait : moins de personnel, de production, de formation. On vieillissait, on s’usait moralement, entre ras-le-bol et écœurement, avec l’envie que tout s’arrête.

La colère était là. Il était clair pour tout le monde que Ford nous méprisait, profitait et abusait de la collectivité. Certes, nous avions gagné quelques années, mais cela ne suffisait pas à nous donner confiance pour la suite. N’avoir ni soutien extérieur ni perspectives n’aide pas à mener la bataille.

Nous réussissons plusieurs actions fortes, nous sommes nombreux à manifester en février-mars 2018, mais la mobilisation ne dure pas. Le coup a porté. Après des années de crainte, d’attente et d’usure, les dégâts sont là dans les esprits. Il y a évidemment plusieurs raisons à cette incapacité à mobiliser dans la durée. La résignation ne suffit pas à l’expliquer. Nous voyions bien que, pour engager le bras de fer, la plupart auraient eu besoin de quelque chose à quoi se raccrocher, de quelque chose à espérer. Ils ne croyaient pas à la victoire, tout simplement. (...)

La résignation ne touche pas que les salariés. Partout, c’est pareil. Dans la population, autour de nous, la certitude règne, entretenue par les pouvoirs publics et diffusée par les médias dominants, que l’entreprise finira par fermer, quoi qu’on fasse ; que Ford aura le dernier mot, car à la fin ce sont toujours les patrons qui gagnent. On regarde l’ouvrier qui pleure, qui proteste, mais en présumant qu’il ne pourra rien changer.

Ce fatalisme arrange bien du monde. (...)

La liquidation du site de Blanquefort se fait par un plan de licenciements, l’ancien « plan social », aujourd’hui appelé PSE. La catastrophe sociale et collective est ainsi transformée en une somme de cas individuels. Le PSE est un système à tiroirs. Il y a ceux qui partent en préretraite, et puis les autres, qui créent leur entreprise, choisissent une formation ou trouvent un contrat à durée indéterminée (CDI). Il y a un cabinet de reclassement qui reçoit, guide, conseille chaque salarié, comme un Pôle emploi maison.

L’ensemble est pensé pour individualiser, diviser. Et c’est efficace : chacun reste dans son coin, dans sa propre histoire. Et cela fait du dégât, casse les solidarités, les perspectives communes, le collectif de travail. Avec pour objectif de réduire le risque de conflit, afin de préserver la paix sociale et le dialogue social. Un outil que les patrons et le pouvoir politique ont élaboré ensemble et perfectionné au fil des années. Nous y avons été immédiatement confrontés. (...)

Malgré tous ces handicaps, nous avons contesté, combattu, ce qui a permis de faire entendre notre colère, notre dénonciation de la fermeture de l’usine et des licenciements.

Notre lutte a suscité de la sympathie. Elle exprime une révolte qui fait du bien à beaucoup de gens, qui peut encourager et aider d’autres à relever la tête. Les réactions devant notre détermination à ne rien lâcher restent très positives.

Cette bataille est hautement politique, parce qu’elle touche tout le monde. La lutte pour les emplois directs concerne aussi les quelque deux mille emplois, publics comme privés, induits dans la région.

Durant l’année 2018, nous avons organisé cinq manifestations, à Bordeaux et à Blanquefort, pour rappeler qu’il y a l’usine Ford, mais aussi d’autres licenciements, d’autres suppressions de postes ailleurs, et qu’il nous faut réagir ensemble. Tenter d’amorcer une mobilisation large, embarquer les syndicats, les associations et les partis de gauche, sensibiliser la population, faire pression sur les pouvoirs publics.

En avril 2018, nous avons organisé, cette fois avec des intellectuels et des artistes solidaires, deux journées de débats et de concerts, et un livre est paru quelques mois plus tard (1). Nous avons aussi agi avec le mouvement des « gilets jaunes », en participant à leurs manifestations du samedi et en menant avec eux une action dans une concession Ford de la banlieue bordelaise. Ces initiatives, qui exprimaient un besoin de convergence entre milieux ouvriers, artistiques et intellectuels, nous ont donné force et confiance pour continuer. (...)

L’autre aspect politique de notre combat a été la dénonciation de l’argent public indûment perçu. Ford a demandé et reçu des subventions dès qu’il a inauguré son usine de Blanquefort, en juin 1973. Près de 50 millions d’euros rien que ces huit dernières années ! Nous condamnons cet « assistanat ». Avec tout cet argent public, l’usine est de fait devenue en partie publique, ce qui devrait interdire à l’entreprise de décider seule de son sort. (...)

La question de la réquisition ou, plus précisément, de la réappropriation de l’outil de production par la collectivité se pose. À la suite d’un bras de fer entre la multinationale et l’État en novembre dernier, M. Le Maire a lui-même évoqué une « nationalisation temporaire (2) ». Mais il n’avait pas l’intention de donner suite.

M. Le Maire et le président Emmanuel Macron ont haussé le ton, reprochant à Ford son « hostilité », son égoïsme, sa course au profit ! Devant le Sénat, en décembre dernier, le ministre de l’économie rendait même hommage aux syndicalistes déterminés à sauver les emplois, et opposait leur comportement à celui de la multinationale. Celle-ci refusait alors de vendre son usine de Blanquefort à Punch, le seul candidat à une reprise que l’État jugeait sérieux. La loi Florange du 29 mars 2014 impose à toute grande entreprise qui entend fermer un établissement et procéder à des licenciements collectifs de chercher un repreneur, mais elle ne lui impose pas d’en trouver un. Bien informé sur la législation française, Ford fait donc le minimum légal, et procède à des recherches formelles, mais sans résultat. Pas de chance !

Et l’État n’a pas mis ses menaces à exécution. (...)

M. Le Maire, qui se disait partisan d’un État qui prenne ses responsabilités, se heurte à une impuissance que l’État a lui-même construite au fil des réformes ultralibérales des quarante dernières années ; à mesure qu’il se dépossédait des moyens d’agir, il offrait aux capitalistes un surpouvoir. Mais des lois anticasseurs d’emplois permettraient d’inverser le processus. C’est une question de volonté politique.

Au cours de notre lutte, nous allons être les témoins de cette impuissance publique. (...)

Pourtant, le gouvernement aimerait prouver son efficacité ou son utilité. Alors que nous essayons de sauver nos emplois, il voudrait pouvoir sauver la face. Mais, confrontés à notre détermination à empêcher la fermeture de l’usine, les services de l’État, la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), les ministères du travail et de l’économie sont incapables d’éviter la catastrophe. Piégés par leur propre idéologie, ils se font narguer par une multinationale américaine qui maîtrise mieux qu’eux les finesses du droit français, puisque ses avocats ont toujours une longueur d’avance. (...)

Nous saisissons alors le TGI, en assignant Ford pour deux raisons : absence de motif et abus du droit de refuser un repreneur. Le constructeur réalise d’énormes profits, et son usine de Blanquefort était rentable. Or, sans motif économique, il ne peut y avoir de fermeture ni de licenciements économiques. À nous de le prouver sur le plan juridique.

Nous dénonçons ensuite dans l’abus du droit de propriété de Ford un abus de pouvoir. Les déclarations du ministre de l’économie et du président de la République confortent notre démarche (3). Nous leur avons d’ailleurs proposé de la soutenir personnellement en acceptant d’être « intervenants volontaires ». Nous attendons toujours leur réponse.

La procédure d’urgence a été acceptée, à la condition que nous assignions aussi le repreneur Punch, ce que nous avons fait. L’affaire sera ainsi jugée en présence de tous les acteurs. L’audience a été fixée au 4 juin. Et le jugement devrait être rendu cet été, c’est-à-dire avant que notre licenciement intervienne.

Si la justice nous donne raison, Ford se verra interdire de licencier et de fermer l’usine. Auquel cas nous devrons cette victoire à notre détermination, pour ne pas dire à notre acharnement.