Nous sommes encore nombreux à aborder le problème du réchauffement climatique avec des armes forgées au temps où l’enjeu majeur était la mondialisation (des médias et du1 capital). La mondialisation et le réchauffement climatique sont sans doute liés, le capitalisme étant central aux deux phénomènes. Mais ils ne posent pas les mêmes problèmes. Les questions qu’ils soulèvent sont souvent proches, mais les méthodes par lesquelles nous les déterminons comme des problèmes sont, tout aussi souvent, substantiellement différentes. Les chercheurs en sciences sociales, en particulier des amis de gauche, écrivent parfois comme si ces différences méthodologiques étaient négligeables ; comme si les scientifiques, après tout, ne faisaient qu’étudier ou mesurer les effets du capitalisme tandis que nous, avec nos méthodes d’économie politique, connaîtrions depuis toujours la cause ultime de tout cela ! Dans ce bref article, je souhaite parcourir certains des récits rendus possibles par les découvertes des sciences naturelles ou biologiques, sans chercher à résoudre les tensions qui les animent.
Deux approches du changement climatique
On trouve en général deux approches du problème du changement climatique. Selon une approche prédominante, le phénomène constitue un défi unidimensionnel : comment les êtres humains peuvent-ils réduire leurs émissions de gaz à effet de serre dans les décennies à venir ? La question est motivée par l’idée d’un « budget carbone » mondial que le cinquième rapport de synthèse du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a privilégiée2. Cette approche fixe également comme cible l’idée de garder l’augmentation moyenne de la température à la surface de la planète en dessous de 2 °C, tout ce qui dépasse ce seuil étant considéré comme « dangereux ». Dans cette perspective, le problème du climat est le défi de trouver les ressources énergétiques nécessaires à la poursuite par les êtres humains de certaines fins universellement acceptées de développement économique, de manière à sortir des milliards d’êtres humains de la pauvreté. La solution principale qui est alors proposée consiste pour l’humanité à conduire une transition vers les énergies renouvelables aussi rapidement que la technologie et l’information sur le marché le permettent. Les questions incidentes de justice concernent les rapports entre les nations riches et pauvres, et entre les générations présentes et futures : étant donné les contraintes d’un budget carbone, quelle serait une distribution équitable des « droits à émettre des gaz à effet de serre » – puisque ces derniers sont traités comme des ressources rares – entre les nations, au cours de cette transition vers les renouvelables ? Les pays les moins développés et les plus peuplés (comme la Chine et l’Inde) ne devraient-ils pas disposer d’un droit à polluer plus, tandis que les nations développées s’engageraient à réduire drastiquement leurs émissions et à soutenir financièrement les nations en voie de développement ? La question de l’ampleur des sacrifices auxquels les vivants devraient consentir pour réduire les émissions, de manière à s’assurer que les êtres humains qui ne sont pas encore nés puissent hériter d’un monde qui leur permette de disposer d’une meilleure qualité de vie, est plus difficile et sa force politique est réduite par le fait que ces derniers ne peuvent pas défendre leur part des communs atmosphériques.
Cette description à grands traits de la première approche recouvre pourtant de nombreux désaccords. La plupart imaginent que le problème consiste avant tout à remplacer les sources d’énergie fossiles par des renouvelables ; nombreux sont ceux qui supposent également que les mêmes modes de production et de consommation des biens vont continuer. (...)
À l’encontre de tout cela, il y a une autre manière de considérer le changement climatique, comme pris dans un nœud de problèmes entremêlés, qui finissent par produire une empreinte humaine croissante sur la planète qui a, depuis ces deux derniers siècles et en particulier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, connu un dépassement [overshoot] écologique indéniable de la part de l’humanité. Ce dépassement a, bien sûr, une longue histoire, mais il a connu une accélération ces derniers temps. (...)
C’est seulement « dans les cent mille dernières années que l’homme a sauté au sommet de la chaîne alimentaire5 ». Ce n’est pas un changement dans l’évolution. Comme l’explique Harari : « Les autres animaux situés en haut de la pyramide, tels les lions ou les requins, avaient eu des millions d’années pour s’installer très progressivement dans cette position. Cela permit à l’écosystème de développer des freins et des contrepoids qui empêchaient lions et requins de faire trop de ravages. Les lions devenant plus meurtriers, les gazelles ont évolué pour courir plus vite, les hyènes pour mieux coopérer, et les rhinocéros pour devenir plus féroces. À l’opposé, l’espèce humaine s’est élevée au sommet si rapidement que l’écosystème n’a pas eu le temps de s’ajuster6. »
Le problème de l’empreinte écologique des êtres humains, pouvons-nous dire, a été irréversiblement aggravé par l’invention de l’agriculture (il y a plus de dix mille ans) et puis à nouveau après que les océans ont atteint leur niveau actuel, il y a près de six mille ans, et que nous avons développé nos cités, empires et ordres urbains dans l’Antiquité. Il a été rendu plus grave encore ces derniers cinq cents ans par l’expansion européenne et la colonisation de pays lointains et habités par d’autres peuples, et l’essor de la civilisation industrielle qui a suivi. Mais une aggravation supplémentaire et significative a eu lieu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand la population et la consommation des êtres humains ont augmenté de manière exponentielle à cause de l’usage généralisé des énergies fossiles, non seulement dans les transports mais aussi dans l’agriculture et la médecine, permettant finalement même aux pauvres du monde de vivre plus longtemps – mais pas sainement. (...)
Non seulement de nombreuses créatures marines n’ont pas disposé du temps d’évolution nécessaire pour s’ajuster à notre nouvelle capacité de les chasser jusqu’à l’extinction, à cause des techniques de pêche en haute mer, mais nos émissions de gaz à effet de serre augmentent désormais également l’acidité des océans, ce qui menace la biodiversité des grandes mers et met ainsi en péril la chaîne alimentaire qui nous nourrit. Jan Zalasiewicz et ses collègues de la Commission internationale de stratigraphie, en charge de documenter l’anthropocène, ont ainsi absolument raison de souligner que les traces humaines, laissées dans les fossiles et d’autres formes de preuves – comme les formations de terre du lit des océans –, constitueront les archives sur le long terme de l’anthropocène, sans doute plus que l’excès de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Si la disparition, conduite par les êtres humains, des autres espèces donne lieu – disons, dans les quelques siècles prochains – à un événement de Grande Extinction, alors (selon ce que me disent mes amis géologues), le nom même d’« anthropocène » serait insuffisant pour désigner une époque dans la hiérarchie des périodes géologiques9.
Considérée ainsi, l’idée d’anthropocène concerne de plus en plus l’empreinte écologique croissante de l’humanité dans son ensemble – et cela doit inclure la question de la population humaine parce que, tandis que les pauvres n’ont pas d’empreinte carbone directe, ils contribuent à l’empreinte humaine de manière différente (cette remarque n’est en rien une condamnation morale) – et moins le problème trop restreint du changement climatique.
En ce sens, on pourrait dire que l’expression « anthropocène » renvoie désormais plus aux changements (en majorité dus aux êtres humains) apportés au système-Terre et moins à la culpabilité morale des êtres humains (ou de certains d’entre eux) qui les produisent. (...)
Cela nous rappelle que le problème du changement climatique ne peut être étudié indépendamment de l’ensemble des problèmes écologiques auxquels les êtres humains sont désormais confrontés à des échelles diverses – du local au planétaire –, provoquant de nouveaux conflits et exacerbant des conflits anciens entre les nations et en leur sein. Il n’y a pas de panacée ; rien qui fonctionne comme le mantra de la transition vers les renouvelables pour éviter une hausse moyenne de 2 °C de la température à la surface de la planète. Ce à quoi nous faisons face ressemble ainsi à un méchant [wicked] problème, que nous pouvons diagnostiquer, mais que nous sommes incapables de « résoudre » une fois pour toutes11.
L’anthropocène et les iniquités du capitalisme
Dans mon article « Le climat de l’histoire : quatre thèses », j’admettais qu’il n’y a « aucun doute que le changement climatique est intimement lié avec l’histoire du capitalisme », en précisant que l’un ne pouvait être réduit à l’autre12. Je soulignais ensuite que si le changement climatique aggrave les iniquités de l’ordre capitaliste mondial, puisque ses conséquences – pour le moment et dans un avenir proche – pèsent plus lourdement sur les nations pauvres et les pauvres des nations riches, il se distingue néanmoins des crises habituelles du capital. J’écrivais : « À la différence des crises du capitalisme, il n’existe pas de canot de sauvetage pour les riches et les privilégiés13. » (...)