
Jusqu’au 12 juillet, se tient à Paris le procès d’anciens hauts dirigeants de la multinationale France Télécom, devenue Orange, accusés de harcèlement moral par une centaine de parties civiles. Christian Torres, ancien médecin du travail de France Télécom, a été l’un des tout premiers à alerter l’entreprise sur les risques psychiques. Aujourd’hui encore, il se souvient des pressions subies et de l’aveuglement de la direction. Et il évoque la violence avec laquelle les salariés étaient malmenés. Entretien.
Quand et comment avez-vous pris conscience que la souffrance psychique des agents de France Télécom dérapait ?
Christian Torres [1] : Le climat social de l’entreprise a subitement changé à partir de 2005, avec le plan Next, qui est au centre du procès aujourd’hui. Les évolutions organisationnelles et les fermetures de sites se sont multipliées. Tout le management était mobilisé pour convaincre le personnel de la nécessité de quitter l’entreprise ou d’effectuer une mobilité vers les postes prioritaires.
Certes, on avait déjà observé, comme dans toutes les entreprises, les effets néfastes de l’intensification du travail et du cadrage de plus en plus normé de l’activité. De même, le changement de statut de l’entreprise, l’ouverture à la concurrence, les évolutions technologiques, tout cela avait bouleversé les métiers et provoqué des réorganisations incessantes, qui avaient pas mal malmené les agents et les collectifs de travail. Mais avant Next, on arrivait encore à se faire entendre de la direction. (...)
Il y a eu surtout un fait important : la création de directions métiers très éloignées du terrain, qui ont imposé, sans discussion possible, de nouvelles organisations du travail particulièrement délétères pour la santé. Les salariés des services techniques étaient mutés contre leur gré vers des plateaux d’accueil téléphonique ou vers des boutiques. On aurait pu s’attendre à ce que les directions portent une attention particulière aux conditions de travail dans ces nouveaux services, afin d’inclure le plus largement possible la diversité des hommes et des femmes qui devaient changer de métier.
Paradoxalement, malgré vos nombreuses alertes, c’est tout le contraire qui s’est passé ?
Oui. Et aujourd’hui, je m’interroge encore. S’agissait-il d’une volonté délibérée de déstabiliser le personnel afin qu’il quitte l’entreprise ? Par exemple, avec le nouveau concept imposé pour l’aménagement des centres d’appels, on a vu fleurir des plateaux où étaient regroupés des dizaines de salariés. Ils ne disposaient souvent que d’une surface utile d’environ 7 m² par poste. Dans cet environnement de travail, le niveau sonore ne pouvait qu’être élevé. Outre la pénibilité liée à cette ambiance bruyante, on a vu apparaître des problèmes d’hyper-sollicitation des cordes vocales, mais aussi des risques de surdité car les salariés étaient contraints, à cause du bruit de fond permanent, d’augmenter le volume de leur casque pour comprendre leur interlocuteur. Malgré nos critiques argumentées, ces plateaux ont continué à être déployés.
Toujours dans ces centres d’appels, les nouvelles directives cadraient dans le détail le travail des agents. Ceux-ci devaient suivre à la lettre un script lorsqu’ils répondaient à un client. Ils étaient écoutés régulièrement par leur manager, voire par des clients mystères, pour savoir s’ils respectaient les consignes. Dans une entreprise où a été décrite la « névrose des téléphonistes », et ce par plusieurs travaux de recherche scientifique, les ravages pour la santé des activités au téléphone où l’on interdit au salarié de manifester son humanité étaient forcément connus. Malgré la diffusion de ces connaissances scientifiques accumulées depuis les années 1950, les directions ont persisté.
Devant une telle détérioration des conditions de travail, et une politique de l’emploi aussi brutale, l’état de santé du personnel s’est dégradé. (...)
La direction a quand même mis en place des cellules d’écoute téléphonique. Vous avez refusé personnellement de participer à ces dispositifs. Pourquoi ?
Il s’agissait surtout pour la direction générale de contrer l’initiative syndicale de créer l’Observatoire du stress et des mobilités forcées. C’est dans la précipitation qu’elle a monté ces cellules d’écoute et de médiation. Or ce dispositif contrevenait aux règles de fonctionnement des services de santé au travail et au code de déontologie médicale. Il était hors de question que je participe à ces cellules, ce qui aurait impliqué que je viole le secret médical et que j’aliène mon indépendance. De plus, il s’agissait uniquement, avec ces cellules, de rechercher des solutions individuelles pour les agents qui allaient mal, mais jamais de mettre en œuvre des actions de prévention primaire destinées à remédier aux déterminants de la souffrance au travail. (...)
Au-delà de la question du harcèlement, dont doivent répondre les prévenus du procès en cours, y a-t-il selon vous d’autres facteurs de risque en jeu dans les suicides survenus à France Télécom ?
Ce que j’ai observé à partir de 2005 et jusqu’à mon départ en 2008, c’est le climat d’insécurité entretenu dans lequel vivait le personnel, quel que soit son niveau. (...)
A cela, il faut ajouter que les conditions de travail se dégradaient, qu’il devenait de plus en plus difficile de produire un travail de qualité, de se référer à une tradition et à son expérience professionnelle. On a assisté, sans espoir d’amélioration, à un effondrement des solidarités, des repères et des cadres de pensée. Difficile de vivre quotidiennement dans un tel milieu sans se poser des questions existentielles et sans basculer dans la maladie.