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Ce que le XXe siècle nous enseigne sur Netflix
Jean-Marc Quinton Consultant à La Fémis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son)
Article mis en ligne le 27 janvier 2020

On nous explique que le vieux monde s’éteint, que le cinéma sur grand écran est mort puisque, sonnez trompettes, Scorsese a fait un film pour Netflix. Le cinéma en salle se focalisera désormais sur des superproductions mastodontes à base de super-héros et d’écrans Imax, le cinéma d’auteur sera l’apanage des plateformes en ligne. (...)

Par ailleurs, les aventures de The Irishman sur Netflix laissent songeur quant à l’enthousiasme des cinéastes –et de leurs producteurs– de s’abandonner aux sirènes des plateformes : un communiqué qui se veut triomphal nous a annoncé que 26 millions d’abonnés ont visionné le film... à 70% (on imagine mal un distributeur se réjouir que seulement un spectateur sur trois a quitté la salle en cours de route) ! Quant aux atermoiements gênés de Scorsese expliquant aux spectateurs de Netflix qu’il faut éviter de regarder son film sur un téléphone, ils évoquent un honnête patron de PME qui, s’étant résolu à employer un de ses personnages de mafieux pour régler son compte à un concurrent, lui dirait « Vous ne lui ferez pas trop mal, hein, vous me jurez ? ». (...)

Toujours est-il que Netflix est là, assumant crânement son expansion économique et culturelle, et chacun se demande à quelle sauce il va manger le reste du secteur –en particulier l’espace où est né il y a cinq quarts de siècle l’exploitation industrielle de l’image animée : la salle de cinéma. (...)

Très vite, les pionniers du cinéma –Méliès, Griffith, Gance– en définirent la grammaire : le montage, le gros plan, les travellings, les effets spéciaux... Charles Pathé construisit des salles de cinéma hors des fêtes foraines, le succès des spectacles cinématographiques méritant un lieu dédié. Et petit à petit, en l’espace de moins d’une quinzaine d’années, l’industrie et les usages définirent par eux-mêmes ce qu’on appellerait un film, œuvre créée par et pour la salle de cinéma. Avec d’abord un impératif de durée pratique : maintenant qu’il ne fait plus partie d’une sortie à la fête foraine, un spectacle cinématographique, comme le spectacle vivant, doit durer au moins autant que le trajet aller-retour que fait un spectateur pour se rendre à sa salle de cinéma : un film doit donc durer au moins une heure ou une heure et demie pour qu’on ait l’impression d’en avoir pour son argent. Par contre, les spectateurs étant mal assis, soumis à un rythme de vie moderne et des impératifs biologiques, un film ne doit pas durer trop longtemps, trois heures est un grand maximum.

Parallèlement, on s’aperçoit que le grand écran permet d’apprécier une image sophistiquée : on invente la profondeur de champ, on soigne l’éclairage, les décors, les maquillages. Enfin, comme on doit retenir l’attention du spectateur pendant une heure trente, on peaufine des méthodes de dramaturgie inspirées du théâtre, avec exposition, développement, rebondissements, arcs narratifs... En l’espace d’un quinzaine d’années, ce que l’on nomme « film » a été défini dans les grandes largeurs : une fiction développée sur une heure trente avec une image qui mérite la projection.

On dit souvent que la salle est le lieu privilégié pour voir un film en invoquant uniquement des images romantiques de premier baiser ou de sorties en groupe, mais c’est encore plus simple que cela : ce que l’on appelle « film » a été conçu par et pour la salle de cinéma, non pas par idéal artistique mais en réponse à des questions très pratiques de durée et de modes de consommation. Le medium « salle de projection » avait défini son contenu idéal.

Faisons un bond dans le temps jusqu’à la naissance de la télévision. Apparue à la fin des années 1950, celle-ci a eu un impact sur la fréquentation cinématographique que tous les Netflix du monde ne sauraient avoir (...)

à l’époque où les entrées se comptaient en milliards, le seul moyen de voir la tête de Churchill, ou d’Hitler, ou de Staline, ou le débarquement de Normandie, ou la finale de la coupe de France, ou un mariage princier, c’était d’acheter un ticket de cinéma. Imaginez un monde où le seul moyen de voir les images des Twin Towers qui s’effondrent, de Barack Obama investi, des manifestations des « gilets jaunes » ou de la guerre en Irak, ce soit d’acheter une place de cinéma. Imaginez le volume d’entrées qui en découleraient. Le CNC pourrait arrêter ses programmes d’aides.

Le cinéma avait à l’époque le monopole de la diffusion d’images animées, et avait ainsi greffé, en plus du produit phare qu’était le film, tout un ensemble de programmes courts : actualités, dessins animés, documentaires scientifiques... La télévision eut pour premier effet de détourner de la salle de cinéma tous ces programmes dont on découvrit qu’ils étaient moins adaptés à une diffusion en salle qu’à une diffusion individuelle à domicile. (...)

En l’espace d’à peine une décennie, ce type de programme quitta les salles de cinéma pour le petit écran.

Parallèlement, la télévision obéit à l’axiome comme quoi le medium crée sa forme de contenu : inspirée par la radio, elle développa tout un ensemble de programmes de flux (...)

À cette époque où toutes les images désertèrent la salle de cinéma, seul un format y demeura : le film, inventé exclusivement pour le grand écran. À chaque contenant son contenu respectif. (...)

La télévision est présente dans les foyers, gratuite, disponible : les programmes de flux lui sont tout désignés, les feuilletons au long cours bénéficient de sa présence continuelle à nos côtés. Le cinéma tient le spectateur captif dans des conditions confortables : la fiction unitaire lui est dédiée.

Faisons un saut de quelques années jusqu’à l’arrivée de la vidéo au début des années 1980. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser au vu des épisodes précédents, la vidéo est un medium qui n’a pas généré de contenu particulier. (...)

L’impact de la vidéo sur l’exploitation cinématographique est toutefois capital, et loin de se résumer à un simple transfert quantitatif de spectateurs.

D’abord, la vidéo récupéra un quasi-monopole de ce qu’on appelle le cinéma de continuation, ou de deuxième exclusivité. Pour les professionnels d’aujourd’hui, cette expression désigne en gros le fait de passer un film non pas la semaine de sa sortie mais trois ou quatre semaines après (...)

mais un autre impact fondamental eut lieu : tout un pan du cinéma à petit budget quitta le grand écran pour sortir directement en vidéo. (...)

Ainsi la vidéo n’inventa pas vraiment un contenu, mais détourna des salles de cinémas un certain type de contenu. (...)

Les mediums de consommation d’images apparus depuis l’invention du cinéma ont donc eu deux impacts différents sur la salle de cinéma : la télévision a surtout développé un type de contenu qui lui était adapté, et a plutôt laissé les films aux salles de cinéma, qui du coup se sont exclusivement concentrées dessus. La vidéo a essentiellement détourné des salles de cinémas un certain type de films, qui n’avaient plus besoin du grand écran.

Une fois qu’on a établi cela, que peut-on attendre de l’impact à long terme de Netflix et des plateformes de streaming sur l’industrie du cinéma ? (...)

Constatant que leurs clients aimaient visionner un grand nombre d’épisodes à la suite, les producteurs de HBO et Netflix inventèrent vite la série moderne : une histoire au long cours, une multiplicité de personnages, une complexité narrative permise par la possibilité de visionner à son rythme et de revenir en arrière, un ensemble d’épisodes balancés en même temps... La série moderne permettait pour la première fois un équivalent audiovisuel du roman, le temps de visionnage d’une série avoisinant celui de la lecture d’un livre. (...)

l’industrie anglo-saxonne applique-t-elle aussi bien aux cinéastes indépendants américains qu’à toute cinématographie non anglophone la logique économique qu’elle appliqua dans les années 1980 aux films de kung-fu : pas besoin d’investir dans une sortie salle. Cette façon de penser traduit un parti pris sous-jacent qui fait hurler les cinéphiles français, à savoir : un film qui n’est pas un blockbuster plein d’effets spéciaux n’a pas particulièrement besoin du grand écran. Cette idée peut sembler sacrilège mais est malheureusement partagée non seulement par un océan d’ados et de jeunes adultes américains, mais aussi par une proportion effrayante de professionnels anglo-saxons. Le fait qu’un film de Philippe Faucon ou Ken Loach mérite visuellement le grand écran n’est pas quelque chose d’évident pour eux. Ainsi se dessine à terme à terme au niveau mondial ce que prévoient les éditorialistes anglo-saxons : non pas une disparition du cinéma sur grand écran, mais une emprise grandissante des blockbusters spectaculaires sur les salles de cinéma, parallèlement à une migration du cinéma d’auteur vers les plateformes. (...)

Ce que ne semblent pas réaliser les mêmes éditorialistes, c’est le danger intrinsèque que représente cette évolution pour la pérennité de cette forme d’œuvre d’art qu’on nomme « film ». Parce que si les plateformes peuvent engloutir le cinéma d’auteur (comme la vidéo l’a fait pour le cinéma bis), elles ont toujours intérêt à développer un contenu particulier spécifique à leur medium : la série, comme l’a fait la télévision avec les programmes de flux. Ainsi sommes-nous en train de compter, pour le financement des films d’auteur, sur des structures dont le modèle économique ne repose en rien sur le film. On entend de plus en plus de producteurs ou distributeurs, voire de cinéastes indépendants, vanter les mérites du modèle Netflix sur le mode : « Moi-même la majorité des films que j’ai vus dans ma vie, y compris les grands classiques qui ont forgé mon envie de cinéma, je les ai vus sur petit écran ».

Ils oublient une chose : tous ces films, classiques ou non, qu’ils ont vus sur petit écran, ont été conçus dans le cadre d’une industrie qui les formatait pour le grand. (...)

Si vous avez plus de 40 ans, vous avez passé au moins vingt-cinq années de votre vie dans un environnement sans streaming. Vous pouvez vous déclarer ouvert aux nouvelles tendances tant que vous voulez, votre définition de ce qu’est un « film » est toujours celle qui a été définie par Pathé et ses collègues à l’aube du XXe siècle. Tous les films qui sortent actuellement sont encore pensés dans cette optique, y compris les films livrés à Netflix par des cinéastes de culture très classique.

Que deviendra ce qu’on appelle les « films » dans un environnement où ils sont avant tout conçus pour les plateformes ? Pour l’instant, on n’en sait rien. (...)

Pour l’instant les plateformes, désireuses de parfaire leur image, d’étendre leur part de marché auprès des cinéphiles, de bénéficier de l’aura des festivals, jouent le jeu en finançant des œuvres qui ressemblent visuellement et narrativement à des films. Pour combien de temps ? (...)

on remplacera une activité sociale collective par une activité individuelle, victoire finale d’Edison sur les Frères Lumières, avec tous les dangers que cela entraîne sur l’atomisation de la société. L’une des raisons pour lesquelles le cinéma a dans son histoire véhiculé des messages plutôt humanistes, qu’il y a eu peu de films ouvertement racistes ou homophobes, c’est qu’on peut difficilement véhiculer un message excluant l’autre quand on sait qu’il est destiné à être projeté à une foule hétérogène. Cela s’appelle éviter les troubles à l’ordre public –et Dieu sait qu’internet ne s’embarrasse pas de telles considérations. (...)

e. Pour avoir enseigné à la Fémis, je sais qu’aujourd’hui, quand on demande aux étudiants s’ils ont vu Citizen Kane, beaucoup répondent « Pas en entier ».

Il ne s’agit pas ici d’avoir un discours passéiste et de pleurnicher sur la VOD. Dans les territoires dépourvus de cinémas, des campagnes françaises au Midwest américain en passant par des pays entiers en Afrique ou en Europe de l’Est, elle permet à tous de visionner des films inaccessibles jusqu’alors. La question est : si les plateformes envahissent l’industrie du cinéma, y aura-t-il à terme encore des films à visionner ? C’est l’enjeu des prochaines décennies. En matière d’industrie culturelle, il est toujours impossible de prédire l’avenir, et aucune des évolutions historiques décrites ici n’avaient été prévues par qui que ce soit. (...)