
Les forêts vivent-elles ? Que ressentent les arbres ? Depuis une décennie, la préoccupation environnementale nourrit ces interrogations dans la presse et l’édition grand public. De leur côté, des anthropologues et des sociologues ont remis en cause la coupure entre nature et société héritée des Lumières. Certains considèrent les non-humains comme des « acteurs » à part entière. Où conduit cette approche ?
Le livre d’Anna Tsing Le Champignon de la fin du monde (1) a été salué comme l’un des plus importants travaux de l’anthropologie contemporaine, et sans doute l’est-il vraiment, mais peut-être pas pour les raisons avancées. À travers une écriture agréable et la restitution accessible d’enquêtes relativement nouvelles, il analyse une entité non humaine, le matsutake : un champignon qui ne pousse que dans les forêts endommagées. Cet organisme cueilli par des pauvres pour finir vendu comme un produit de luxe au Japon devient le fil d’un récit qui met en scène le travail précaire — vétérans américains, cueilleurs de l’État de l’Oregon, immigrés clandestins — et, surtout, les rapports entre les humains et la nature.
L’ouvrage symbolise un mouvement intellectuel qui entend renouveler l’analyse des relations homme-environnement. « Au cours des dernières décennies, de nombreux chercheurs d’horizons différents ont montré que limiter nos récits aux protagonistes humains n’était pas seulement un banal réflexe, mais suggérait une pratique culturelle, structurée et hantée par les rêves de progrès liés à la modernisation. » Une grande partie du livre s’attache en particulier aux forêts (au Japon, en Oregon, en Finlande, etc.) comme « ensemble imbriqué d’activités qui fabriquent un monde par de multiples agents, humains et non humains (…). Les matsutakes et les pins ne font pas que pousser dans les forêts : ils fabriquent aussi les forêts ».
La thématique des forêts fait l’objet, depuis plusieurs années, d’une prolifération éditoriale, savante et grand public, pour le moins surprenante (...)
Prendre en compte les non-humains
Il n’est pas étonnant qu’au moment où la crise écologique annoncée semble entrer dans un cycle irréversible et exponentiel, les forêts focalisent une part de l’attention accordée à la préservation de la nature. Au-delà des préoccupations contemporaines, le thème de la déforestation incarne une forme de souci environnemental depuis l’Antiquité. (...)
Pour tenter de comprendre ce que cache cet engouement pour le monde à la fois sensible et mystique des arbres, parfois décrit comme un « modèle pour le futur (3) », il faut analyser la mise en valeur des rapports affectifs, spirituels, communicationnels que devrait entretenir l’humanité avec son environnement et qui, selon tant d’auteurs à la mode, accompagnerait la prise en compte des non-humains. Le refus de considérer ces derniers comme des êtres dignes d’attention viendrait, selon Tsing, de l’idée de progrès qui associe cette sensibilité « aux enfants et aux primitifs ». On verra que si cette anthropologie évite bien l’écueil d’un éloge conservateur du passé, elle ne le fait cependant qu’au prix d’une adhésion à un ordre des choses où les rapports de domination se trouvent occultés par une posture esthétique très ambiguë : « Il faut déporter notre regard pour s’intéresser à ce qui se passe à côté, dans les interstices et les recoins du capitalisme. Cela permet de réaliser que nous vivons déjà, en partie, en dehors du capitalisme. Et que nous en sommes peut-être moins dépendants que nous le pensons (4). » Un « dehors » du capitalisme que ceux qui vivent dans les ruines — ces migrants et précaires dont Tsing fait de si impressionnistes descriptions — ne sont peut-être pas tout à fait à même d’apprécier. (...)
C’est dans l’éloge de la singularité du sujet esthétique s’inventant soi-même en se plongeant dans le monde sensible des forêts que devrait, selon Tsing, se développer un « art de vivre dans une planète endommagée (24) », pour reprendre le titre d’un autre de ses livres. Cette anthropologie des non-humains ne produit-elle pas finalement qu’un rapport très distingué et très privilégié au monde — celui des habitants de la côte ouest des États-Unis qui peuvent s’offrir le luxe de « survivre » dans les ruines d’un capitalisme qu’ils ne songent même plus à contester ? Tout comme il existe un « écologisme des pauvres (25) », il y a un environnementalisme des riches.