
Après Moutons 2.0, Antoine Costa réalise un documentaire intitulé La rançon du Progrès. Où il est question de la financiarisation de l’air, des animaux, des végétaux. Entretien.
Ton documentaire s’ouvre sur la lutte des sidérurgistes en Lorraine. Quel lien fais-tu entre des ouvriers opposés à la fermeture de leur usine et la pollution ?
C’est une histoire passée inaperçue entre les promesses de repreneur par Sarkozy, de nationalisation par Montebourg, ou de reclassement par Hollande : pendant cette chaude activité sociale, Arcelor Mittal continuait d’empocher des millions grâce à ses crédits carbone. Depuis 2005, le gouvernement alloue gratuitement chaque année aux industriels des droits à polluer. Or, en étant le plus gros pollueur sur le sol national (18% des rejets CO2 contre 16% pour EDF et 9% pour Total), Arcelor bénéficie du plus gros stock de crédits. Avec le ralentissement de son activité, elle ne les utilise pas intégralement et les revend à d’autres industriels [1]. Ce qui en fait l’entreprise la plus excédentaire d’Europe en crédits carbone. « Arcelor Mittal gagne autant voire plus d’argent en arrêtant ses hauts-fourneaux qu’en les faisant fonctionner. On marche sur la tête ! », d’après un syndicaliste [2].
Est-ce un « abus » du marché carbone ?
Pour les économistes libéraux, partisans d’une financiarisation du climat, c’est un exemple de bon fonctionnement. Il faut faire confiance au marché, il se régulera tout seul. Selon leur idéologie, la nature est « gratuite » alors que sa destruction n’est pas comptabilisée négativement. Avec le marché carbone, l’air a désormais un prix qui rend plus rentable d’arrêter certaines usines. (...)
La logique marchande amène aussi des effets inverses, parfois à l’échelle d’un pays. Fin août 2015, un institut suédois indépendant d’étude sur le climat a publié un texte sur les effets « pervers » du protocole de Kyoto. Ils ont révélé que la production de gaz fluorés (comme le dioxyde de soufre au pouvoir réchauffant 23 000 fois supérieur au CO2) a explosé dans certains pays d’ex-URSS : « Les quantités de ces gaz-rebuts produites par ces installations ont considérablement augmenté entre 2008 et 2013, dès lors que leur captage et leur incinération ont été rémunérés [3] . » En clair, on a produit ce gaz uniquement dans le but de le détruire pour en tirer une rente. Les médias ont parlé de « dysfonctionnement », mais c’est la logique même du marché.
Autre problème de fond, les statistiques comptabilisent les énergies produites et non celles consommées. (...)
Aux USA, des biobanques vendent des « actifs naturels » – c’est-à-dire des espèces ou des territoires – aux pollueurs. La France est pour l’instant dans une phase d’expérimentation. Une nouvelle séquence de marchandisation du vivant s’ouvre, où l’on viendrait mettre un prix sur la faune, la flore et les territoires. Par ailleurs, cela donne un nouvel argument aux bétonneurs : dans les procès liés aux compensations de Notre-Dame-des-Landes ou de Roybon, on ne questionne plus l’utilité du projet, mais simplement ses modalités de mise en œuvre.
En prétextant sauver la planète, la compensation étend une logique économique à des territoires qui en étaient épargnés. (...)
Il y a un mois, la BBC Earth (en coopération avec l’ONU) a sorti des chiffres assez burlesques. 8,2 trillions de dollars pour les récifs coralliens qui captent le CO2 et logent les poissons. 143,3 milliards pour les abeilles pollinisatrices qui permettent l’agriculture. 108 500 dollars par castor qui, avec ses barrages, évite les inondations et purifie l’eau. Cette idée de tout quantifier est concomitante de la notion de « service écosystémique » ; l’idée d’une nature réduite à son utilité. Le service écosystémique est une notion-clé du développement durable qui induit une liaison entre l’économie, le social et l’écologie. On se comprendrait entre humains et non-humains dès lors que l’on parlerait tous en dollars.
On peut remonter plus loin dans l’omniprésence des chiffres. (...)
La mise à prix de la nature prolifère sur ce terreau. Elle chosifie la nature. Elle en donne une vision mécaniste. (...)