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le Monde Diplomatique
C’était en 2006 : "Hôpital entreprise contre hôpital public"
Une « contre-réforme », au nom de l’égalité des citoyens
Article mis en ligne le 30 mars 2020

Par deux fois au cours de l’été, les médecins étrangers des hôpitaux français ont fait grève : ils soignent comme leurs homologues français mais avec une paie moins importante. Un des signes de la dégradation de l’hôpital public. Il devient par exemple plus rentable d’amputer un patient que de le soigner pour prévenir une telle opération… Comment sortir de cette dérive, contraire à l’éthique pour les médecins, dangereuse pour les malades ?

La crise de l’hôpital, qui fait régulièrement la « une » de l’actualité, est d’abord une crise financière. Pourtant, la France consacre 10 % de son produit intérieur brut (PIB) à la santé, dont la moitié correspond aux frais hospitaliers, contre 6 % il y a trente ans (1). Mais, depuis ses origines, le système connaît une contradiction structurelle entre un financement public et une distribution de soins en partie privée : la médecine libérale. Cette contradiction a explosé sous le double effet d’un manque de recettes de la Sécurité sociale et d’une expansion des dépenses liée au vieillissement de la population et aux progrès de la médecine. (...)

Cette logique de privatisation qui fait consensus entre une droite et une gauche « libérales » conduit, d’une part, à refuser d’augmenter les ressources de la Sécurité sociale et, d’autre part, à réduire les remboursements. La part assumée par les mutuelles ou les assurances complémentaires ainsi que par les ménages grimpe toujours plus : paiement de 1 euro par consultation et par prélèvement de laboratoire, franchise de 18 euros pour les soins coûteux, hausse du forfait hospitalier, limitation d’accès à la couverture-maladie universelle (CMU)... (...)

Une même logique règne pour la réforme « Hôpital 2007 », lancée il y a deux ans par le gouvernement. Cette « contre-réforme » s’appuie sur le paiement à l’activité appelé T2A, calqué sur le paiement à l’acte de la médecine libérale. Désormais, à chaque activité correspondent un code et une somme d’argent dont dépendent les ressources des hôpitaux publics. Il existe donc des malades rentables (par exemple celui qui a besoin d’une intervention chirurgicale nécessitant une hospitalisation de courte durée), et des malades non rentables (un patient atteint d’une maladie chronique n’ayant nul besoin de soins de haute technologie ou ne pouvant retourner rapidement à son domicile). En matière de diabète, cela veut dire qu’un patient dialysé ou amputé rapporte plus qu’un patient hospitalisé pour prévenir l’amputation et la dialyse.

Jusqu’à présent, le financement était assuré dans le cadre d’un budget global, fondé sur la solidarité car il permettait une redistribution des moyens entre les différents services. Selon ses détracteurs, ce système pérenniserait les situations acquises, quelle que soit l’activité réelle. Pourtant, rien n’empêche que le budget global de l’hôpital et de ses services évolue en fonction de l’activité.

En fait, avec l’évaluation économique de chaque patient, le gouvernement vise à imposer aux médecins hospitaliers un équilibre financier, indépendamment des malades reçus. Les médecins gestionnaires vont donc être amenés à choisir des malades rentables au détriment des autres. Ils sont déjà poussés à « optimiser » le codage, c’est-à-dire à « gonfler » la gravité de l’état du patient pour alourdir la facturation à la Sécurité sociale, et ainsi obtenir une augmentation des recettes, sans service supplémentaire rendu au patient. Ce qui conduit, au final, à vider les caisses de la Sécurité sociale pour remplir celles de l’hôpital.

De plus, ce nouveau système prétendument efficace ne permet pas de savoir si les actes médicaux sont justifiés ou non. Il risque même de favoriser le développement des prescriptions inutiles mais rentables. Enfin, il ne prend pas en compte la qualité des soins. Des hospitalisations répétées mais courtes pour une même pathologie mal soignée seront plus rentables qu’une seule hospitalisation plus longue, avec des soins de qualité. Et cela ne relève pas de la caricature... (...)

Pour arriver à ces résultats, les « décideurs » ont dû accentuer le pouvoir de l’administration, dont l’importance numérique ne cesse de croître : le nombre d’administratifs est passé de soixante et onze mille à soixante-quinze mille entre 1997 et 2001 (3), tandis que le nombre de médecins hospitaliers à plein temps stagnait autour de cinquante mille. La « contre-réforme » accentuera la tendance puisqu’il faut embaucher de nouveaux directeurs dont une partie du salaire est indexée sur les résultats financiers. Initialement, il était même envisagé que certains médecins gestionnaires bénéficient également d’une prime d’intéressement. L’ordre des médecins a dû publiquement rappeler que cette disposition était contraire à l’éthique médicale (4) !

De plus, une partie d’entre eux, devenus chefs de pôle, devront se consacrer, à mi-temps, à la gestion. Certains professeurs des CHU ne verront donc plus de malades. Enfin, tous seront désormais recrutés par le directeur de l’hôpital et non plus nommés par le ministre de la santé. Mesure symbolique destinée à asseoir la suprématie du pouvoir gestionnaire sur le pouvoir médical. Finalement, cette réforme libérale se révèle, au moins dans sa phase actuelle, une énorme machine bureaucratique « à la française » multipliant les niveaux de décision : l’AP-HP, qui en comporte cinq, bat tous les records.

Cela s’accompagne d’une modification des structures de base de l’hôpital. A la place des services regroupant les équipes médicales et paramédicales sont instaurés des « pôles » rassemblant plusieurs services, souvent sans aucune cohérence médicale. (...)

Pour couronner le tout, les députés de la majorité ont confirmé leur volonté d’aller vers une tarification identique pour le public et le privé, avec un financement de l’hôpital public par le système T2A à hauteur de 50 % d’ici à 2008 et total en 2012. Le but est de mettre en concurrence les établissements... en comparant ce qui n’est pas comparable. (...)

En vérité, les promoteurs de cette « contre-réforme » envisagent de passer à une seconde étape, avec obligation pour chaque hôpital et chaque pôle de maintenir l’équilibre financier entre les recettes et les dépenses, et si besoin de développer des « plans sociaux ». En effet, la masse salariale intervient pour plus de 70 % dans les budgets des hôpitaux. Elle doit devenir la « variable d’ajustement ». Un pôle ou un hôpital sera donc amené à fermer des activités, réduire son personnel, voire déposer son bilan. (...)

Dans son livre L’Hôpital vu du lit (5), M. de Kervasdoué estime qu’il faudra sûrement huit ans pour que la réforme atteigne son but avec la possibilité pour les hôpitaux de licencier. L’hôpital privé Saint-Joseph, à Paris, qui participe au service public, sert de modèle et de terrain d’expérimentation. Un « plan social » y prévoit la suppression de quatre cents postes non médicaux et de l’équivalent de vingt pleins-temps médicaux.
Bientôt l’entrée en Bourse ?

A en croire certains de ses partisans, la dernière étape de la réforme sera d’autoriser l’hôpital à « entrer en bourse » pour pouvoir, grâce à l’argent des actionnaires, « recapitaliser pour investir ». (...)

Pour achever cette réforme libérale, il ne restera plus qu’à mettre la Sécurité sociale, déficitaire, en « concurrence-complémentarité » avec les assurances privées, comme l’ont fait les Pays-Bas. Gageons que la mesure gagnera la France en passant par Bruxelles.

Ces choix sont publiquement justifiés par la nécessaire « adaptation à la modernité » à laquelle feraient obstacle le « corporatisme syndical » et le « pouvoir médical hospitalier réactionnaire ». (...)

c’est au nom de la sécurité des usagers que l’on a fermé un certain nombre de maternités ou d’hôpitaux de proximité, et que le rapport de M. Guy Vallancien (6) propose de fermer cent douze blocs opératoires. Une logique purement procédurale qui ne comporte aucune évaluation de la qualité réelle des soins effectués dans chacun des centres concernés et ne prend en compte ni la qualité, ni les coûts, ni même l’existence d’une offre de soins alternatifs. Ainsi, les pouvoirs publics peuvent être amenés à fermer un bloc opératoire réalisant près de deux mille actes chirurgicaux de bonne qualité par an, au profit de cliniques chirurgicales concurrentes pratiquant des dépassements d’honoraires...

Et, comble de l’ironie, c’est au nom de l’égalité des citoyens face au coût de la santé que la Haute Autorité de santé envisage de remettre en cause la prise en charge à 100 % pour les patients diabétiques sans complication médicale. Modernité, sécurité, égalité, qualité, tous les arguments sont bons pour démanteler. (...)