
Gérard Duménil et Dominique Lévy viennent de publier La grande bifurcation, En finir avec le néolibéralisme (Paris, La Découverte, L’Horizon des possibles, 2014). Les auteurs sont deux chercheurs en économie sortant de l’ordinaire. D’abord, parce que, depuis au moins trente ans, ils analysent ensemble, avec une précision méticuleuse, les soubresauts de l’économie capitaliste mondiale dans sa phase néolibérale, et cela, ce qui fait toute leur originalité, en utilisant les concepts et la méthodologie de Marx.[1] Ensuite, parce qu’ils ne se contentent pas de produire des analyses très techniques de renommée internationale, notamment sur l’économie des États-Unis, ils ont à cœur d’en présenter l’essentiel destiné aux militants, aux citoyens engagés dans la lutte quotidienne contre les dégâts des politiques néolibérales. À ce double titre, leurs contributions dans les colloques « Marx international » et dans la revue Actuel Marx, ou encore dans le cadre d’Attac, sont toujours reçues avec beaucoup d’intérêt.
Le néolibéralisme est une structure de classes
Les deux auteurs nous offrent ici une synthèse théorique et pédagogique de leur travail à la portée de tous. En proposant une vision de long terme sur l’histoire du capitalisme contemporain, ils montrent que le néolibéralisme se définit comme un renversement du rapport de force entre les classes sociales. Mais, sur ce point, ils proposent une relecture du marxisme qui mérite attention. Alors que la période de l’après-Seconde Guerre marxiste avait été caractérisée par un compromis scellé entre les classes populaires et les cadres, le néolibéralisme voit l’alliance se renverser : classe capitaliste des propriétaires et haut encadrement des secteurs privé et public sont unis pour enrichir les actionnaires et assurer leurs positions de pouvoir. L’« amorçage du dépassement de la propriété capitaliste » (p. 47) a été anéanti par le néolibéralisme.
Dans ce contexte, s’est mis en place un réseau de la propriété très concentrée autour des firmes transnationales et de la finance. (...)
Mais ce modèle, à dominante anglo-saxonne, est entré en crise. Dès lors, l’exploration d’un nouveau chemin du progrès social redevient possible : c’est l’occasion d’une grande bifurcation qui se présente aujourd’hui. (...)
Comment briser une structure de classes ?
On le voit, le néolibéralisme est une affaire de classes, en sortir sera aussi une affaire de classes : il faudra briser l’alliance entre propriétaires et cadres. Tel est l’enseignement du livre de Gérard Duménil et Dominique Lévy. Il permet d’ouvrir un débat crucial : si « dans cette interprétation des dynamiques historiques, la classe des cadres joue un rôle clé, non pas comme auxiliaire, mais comme acteur à part entière de la lutte des classes », comment comprendre que « seules les classes populaires sont susceptibles d’assurer par leur lutte la prévalence d’une voie favorable, celle d’une vraie gauche » (p. 169) ?
Voilà le problème : si c’est une classe, celle des cadres, qui fait basculer l’histoire, qui fait adopter l’un ou l’autre des chemins au carrefour de la bifurcation, qui est donc une classe-pivot dont le choix détermine l’avenir dans un sens ou dans l’autre, la classe capitaliste étant finalement immuable dans la défense de ses privilèges, quel rôle reste-t-il pour les classes populaires ? (...)
Les auteurs terminent leur ouvrage en indiquant quelques pistes pour bifurquer. On y reconnaîtra celles que les différents mouvements luttant contre les politiques néolibérales ont souvent popularisées. Au chapitre financier, d’abord, réduire le pouvoir des financiers et des actionnaires, modifier les règles de rémunération des cadres, interdire les paradis fiscaux. Et ne pas avoir peur du départ des financiers, ce sera l’occasion de recentrer la propriété des entreprises non financières, sans exclure la possibilité de les nationaliser.
Au plan des politiques économiques, les auteurs affirment la nécessité de rompre avec la libre mobilité des capitaux et le libre-échange, de reterritorialiser la production et de protéger le commerce extérieur européen. Les moyens sont la politique industrielle et le contrôle des mouvements de capitaux. Au passage, les auteurs apportent une pierre au débat sur l’Europe. Car, pour eux, la reprise en main du secteur financier doit se mener au niveau européen. « Il n’y a pas de salut dans la fermeture des frontières. » (p. 182). Dans un texte à paraître, ils estiment même que « la dislocation de la zone euro ou la sortie de certains pays jouant la carte de l’isolement serait désastreuse ».
Au fur et à mesure que l’on passe de l’analyse théorique au projet politique, les questions concrètes se posent et je dirais que ce sont celles qui sèment le trouble à gauche de la gauche. Comment organiser une Union européenne et une mondialisation qui ne soient pas néolibérales, quasiment la quadrature du cercle ? (...)
sous peine de passer sous la coupe des financiers, alors il faut harmoniser la nécessité d’une certaine compétitivité avec les préoccupations sociales et écologiques.
C’est une des raisons qui motive le choix de Gérard Duménil et Dominique Lévy en faveur de ce qu’ils appellent « les voies du gradualisme : un programme de dépassement du capitalisme par étapes » (p. 175), c’est-à-dire un nouveau « compromis à gauche ». Et le compromis n’est pas simplement d’ordre économique, il est social : le gradualisme des transformations économiques s’articule au compromis à construire entre classes populaires et cadres. Les auteurs sont donc cohérents.
Tout est-il réglé, ne serait-ce que sur le papier ? Ce serait trop beau. Une autre question, et peut-être pas la moindre, pourrait être posée. (...)
À suivre donc : la bifurcation est une idée qui commence à s’implanter. À mon sens, elle forme un couple avec celle de transition pour dépasser le capitalisme.