
Dans cet entretien, le chercheur Boris Cyrulnik évoque la psychoécologie, qui pense les interdépendances entre les humains et leur milieu. Et invite notre espèce à ne plus « créer les conditions de sa mort ».
À l’ouverture de la COP27, en Égypte, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a notamment dit ceci : « L’humanité a le choix : coopérer ou périr. Il s’agit soit d’un pacte de solidarité climatique, soit d’un suicide collectif. » Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Boris Cyrulnik — Je le pense aussi : soit on fait les réformes encore possibles rapidement, soit on disparaît de la planète avec la dégradation progressive des conditions de vie : sols non résilients, sécheresse, inondations, augmentation des maladies (qu’on songe à la peste de 1348 qui, en deux ans, a tué un Européen sur deux), pollutions de l’air, de l’alimentation… l’espèce humaine est en danger.
Toutefois, l’expression de « suicide collectif » n’est pas adaptée parce qu’elle désigne une intention de se donner la mort. Or, les gens ne veulent pas se donner la mort, mais vont être entraînés vers la mort avec le maintien de politiques environnementales néfastes. Elles vont faire mourir un grand nombre d’entre nous. (...)
Après la mort de Mao, le changement de culture opéré avec l’occidentalisation du pays, le développement du tertiaire notamment, a façonné des corps étonnamment différents : alors que leurs parents sont petits, avec des jambes arquées – car leurs cartilages de conjugaison se sont tassés du fait qu’ils ont été mis au travail trop tôt, dès l’âge de 7, 8 ans, dans les rizières ou à l’usine –, les jeunes Chinois, eux, sont grands. J’ai vu des filles chinoises dépassant les 1,80 mètre ! Mais on pourrait aussi parler de l’influence du climat, plus important qu’on ne croit dans le développement des individus et la structuration d’une culture.
Il n’y aurait donc pas de séparation entre nature et culture ?
La séparation entre nature et culture est venue de toutes les religions du Livre, qui représentent le corps comme une pourriture biologique, et l’âme comme une tentative élevée de transcendance pour devenir immortel. La médecine s’est développée avec ce clivage (...)
Or, aujourd’hui, beaucoup de publications prouvent que les êtres vivants, animaux et humains, voient leur métabolisme corporel fortement modifié par le milieu naturel, notamment le climat et l’altitude — tout comme leur psychisme. Plus un groupe humain monte en altitude, plus les femmes ont leurs règles tard, plus elles sont petites, et mettent au monde des bébés petits. Et plus, sur le plan culturel, les rituels sont durs, sévères – parce que la moindre défaillance en haute montagne peut provoquer la mort d’un animal, qui nourrit les enfants, ou la mort d’un enfant ou d’un être humain négligent.
Lorsque le même groupe humain redescend dans la vallée, au fur et à mesure que les conditions climatiques s’adoucissent, les femmes ont des règles retardées, la taille des bébés s’allonge, et les rituels deviennent moins répressifs. Donc, on voit que biologiquement, et psychosocialement, notre manière de vivre est gouvernée par la structure environnementale du climat. (...)
Et puis le Covid vient de montrer qu’on ne peut plus se considérer comme au-dessus de la nature. (...)
L’être humain vit aussi sous l’influence des récits culturels qui construisent sa représentation du monde, expliquez-vous. En Occident, parmi ces grands récits, celui de la supériorité de l’Homme sur la nature. Faut-il en revenir ?
La Bible reconnaît la violence de l’Homme, qui doit dominer la nature, dominer les animaux, dominer les femmes. Entre parenthèses, elles sont censées être sorties de la côte d’Adam, alors que, biologiquement, on sait que c’est le contraire : on a tous été des femelles jusqu’au quatorzième jour de la vie fœtale, et les mâles ne se forment que sous l’effet de minuscules différences de sécrétion de testostérone. (...)
désormais, la domination sur la nature produit des effets délétères. Quand les sols ne produisent plus de végétaux, ce n’est pas seulement parce qu’il y a sécheresse, mais parce qu’ils sont pollués par des substances toxiques, ou parce que, pour des intentions de bénéfice économique, on ne respecte pas la jachère, la variation des cultures… Le processus s’est inversé, c’est l’espèce humaine qui met en danger sa propre survie en intensifiant le réchauffement climatique, par sa technologie industrielle, les modifications du transport, de l’élevage, etc. Maintenant c’est en coopérant avec les milieux et avec les autres que nous pourrons continuer à vivre. (...)
Si l’humain et le milieu naturel sont interdépendants, la conception libérale de l’individualisme (l’individu est libre et entièrement responsable de soi) n’est-elle pas hors-sol ?
Personnellement, je n’emploie pas le mot « individualisme » parce que je pense que l’individualisme est une illusion : on est sculptés par le milieu où l’on vit. Bien sûr, on garde une part de liberté, et l’on peut agir sur le milieu qui nous sculpte : par exemple, dans les mois qui viennent, on peut se déplacer moins, manger moins de viande pour réduire notre empreinte énergétique, et donc la dégradation de notre environnement.
Mais on ne se fait pas tout seul comme le raconte la conception néolibérale. Selon elle, un homme, c’est Rockefeller, quoi ! C’est un pauvre type qui arrive à New York et qui trouve par terre une épingle. Il se trouve que cette épingle est une épingle de cravate en diamant. Il la ramasse et devient follement riche parce que c’est un « battant ». Sous-entendu, un individu suffisamment fort n’a pas besoin d’un milieu favorable pour se développer.
Or, c’est faux (...)
Donc, pour revenir à la proposition de M. Guterres, aller vers la « solidarité climatique », ce serait comprendre ces interrelations ?
Ce serait comprendre pour modifier, quand on le peut. Il faudrait, par exemple, diminuer les immenses élevages de viande, pour éviter la propagation des épidémies virales et diminuer les gaz à effet de serre… Mais il faut une volonté politique !
Or, aujourd’hui, il y a beaucoup de gens angoissés par le fait de choisir. Dites-moi où est la vérité ? Dites-moi ce qu’il faut croire ? Et ils ont tendance à voter non pour des gouvernants déterminés à transformer les choses, mais pour des gouvernants autoritaires – j’allais dire totalitaires –, qui les rassurent. Erdogan, par exemple, élu et réélu démocratiquement, ou Bolsonaro, battu de peu aux dernières élections brésiliennes.
Donc on a un degré de liberté, comme le rappelle António Guterres, qu’on peut utiliser pour agir favorablement sur le milieu qui agit sur nous. L’espèce humaine pourra alors survivre, mais dans d’autres conditions techniques, affectives et sociales. Ou alors, on néglige ça, et on crée les conditions de notre mort en nous laissant entraîner par les anciens systèmes, politiques, économiques.