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Blog d’Alternatives Economiques
Biden doit-il renoncer à sa politique budgétaire par peur de l’inflation ?
Jonathan Marie, membre des Economistes atterrés
Article mis en ligne le 26 mai 2021

Les débats concernant la politique économique, en particulier aux États-Unis, se focalisent aujourd’hui sur un possible retour de l’inflation. L’annonce d’un taux d’inflation en avril 2021 de 4,2 % en glissement annuel aux États-Unis relance les discussions. Depuis février dernier, ils sont nombreux, comme Martin Wolf, le célèbre éditorialiste du Financial Times, à évoquer le spectre de l’inflation comme menace immédiate sur l’économie américaine. La figure du spectre ou du mort-vivant est souvent mobilisée tant l’inflation semble appartenir au passé, les économies développées évoluant dans des régimes de (très) basse inflation depuis les années 1980.

À court terme, les risques inflationnistes pourraient être alimentés au niveau global par une reprise de l’activité économique simultanée dans tous les pays avancés et par l’augmentation des prix sur les matières premières agricoles, les métaux, les terres rares ou le pétrole. Mais c’est l’inflation éventuellement provoquée par les mesures économiques annoncées ou adoptées par le Président Joe Biden depuis son élection qui est au cœur des discussions. Pour certains commentateurs et économistes, les risques inflationnistes devraient amener le gouvernement américain à revoir ses plans, c’est-à-dire à réduire ses ambitions.

Le 10 mars dernier, le congrès américain a ainsi validé un plan de relance de 1 900 milliards de dollars (soit près de 9 % du PIB de 2019 des États-Unis). Les dépenses publiques engagées sont prévues pour s’échelonner jusque 2024 et concernent à la fois des aides directes aux ménages pauvres, des dépenses pour le traçage des patients et la vaccination contre la covid 19 et un soutien important au système scolaire et aux collectivités locales. Les dépenses de ce plan sont prévues pour être temporaires. Depuis, la Maison Blanche a annoncé sa volonté de mettre en place un autre plan budgétaire engageant de nouvelles dépenses estimées à plus de 2 650 milliards de dollars sur 8 années[1] en particulier en faveur du développement des services à la personne, de la rénovation de l’habitat, des véhicules électriques, de la rénovation des infrastructures de transport ou d’acheminement de l’eau potable. Ces dépenses sont globalement des dépenses d’investissement, qui ont pour ambition de rénover ou transformer les structures de l’économie américaine et dont le financement serait assuré par une hausse de la fiscalité sur les entreprises (une fois les investissements réalisés, cette hausse de la fiscalité serait pérennisée, ce qui selon le gouvernement permettrait de contribuer au remboursement de la dette publique). Enfin, le Président Joe Biden a dernièrement annoncé sa volonté de mettre en place un Plan pour la famille (American Families Plan) dont les objectifs sont de généraliser l’accès des plus jeunes à l’école maternelle, d’accroitre la durée d’indemnisation en cas d’arrêt maladie et de faciliter l’accès à l’université. Les dépenses seraient ici permanentes, financées par une augmentation de la fiscalité sur les ménages les plus riches. Ce plan provoquerait de nouvelles dépenses fédérales estimées à environ 1 800 milliards de dollars jusqu’en 2025.

Ces chiffres, bien qu’inférieurs au chiffrage du Green New Deal tel que promu par des économistes comme Pavlina Tcherneva ou L. Randall Wray, sont toutefois sans commune mesure avec les dépenses publiques engagées par l’administration Obama suite à la crise financière de 2008 pour soutenir l’économie. (...)

à condition d’être mises en œuvre, les mesures souhaitées par Joe Biden marquent indéniablement une évolution, sinon une rupture, du point de vue de la conduite de la politique économique. Une rupture car elles reposent sur un interventionnisme budgétaire actif et assumé, et ce dans une visée pluriannuelle, alors que le keynésianisme de circonstance, récurrent après chaque crise, est rapidement remisé au placard au nom de la rigueur budgétaire. (...)

Cette rupture annoncée et à peine amorcée n’a pas tardé à faire réagir. (...)

Un changement de paradigme ?

Ces analyses critiques sur la politique économique amorcée par Joe Biden restent dans le cadre de pensée du « nouveau consensus » et sont basées sur l’hypothèse qu’une économie ne peut quitter un sentier prédéterminé. Face au mur du « chômage structurel », la politique budgétaire active serait impuissante et finalement uniquement source d’inflation. Ce point de vue, s’il est dominant dans la sphère académique, n’est pas partagé par tous les macroéconomistes. (...)

certains s’interrogent depuis plusieurs années sur ce qui leur apparaît comme l’énigme de l’inflation. Cela devrait inciter les Cassandre à la prudence dans leurs prévisions alarmistes. Les causes de l’inflation, comme la relation entre l’évolution de l’activité et les prix, sont d’abord à rechercher dans les rapports économiques qu’entretiennent employeurs et travailleurs : ces derniers sont-ils en mesure de négocier des hausses de rémunérations ? Si les salaires augmentent, les entreprises décideront-elles d’accroître leur production suite à la hausse de la demande ou en profiteront-elles pour augmenter les prix et maintenir leurs marges ? Bien sûr, des augmentations de prix des matières premières peuvent jouer sur l’augmentation des prix. Mais évoquer une relation mécanique stable en tout temps entre l’activité (ou le niveau de chômage) et l’évolution des prix est vain. Aujourd’hui, en particulier suite à la dépression économique provoquée par la crise de la Covid 19, rien ne permet de justifier la crainte qu’un rebond de la demande déclenche immédiatement une hausse des salaires, puis des prix dans des économies comme celle des États-Unis ou de l’Union européenne. (...)

Retrouver à court terme des boucles inflationnistes comme celles observées dans les pays développés dans les années 1970 semble impossible avant plusieurs années au moins. Le contexte actuel est très différent (...)

En fait, la fable qu’on nous conte est bien connue. Nous sommes dans une situation où l’on agite le spectre de l’inflation pour justifier des politiques économiques restrictives (ou pour renoncer à établir des politiques économiques visant d’autres objectifs que la seule stabilité des prix), comme cela est régulièrement fait depuis les années 1980. Si on peut s’amuser à se faire peur en se racontant des histoires de fantômes, on ne devrait pas le faire quand il est question de politique économique. Et surtout pas dans la situation actuelle qui rend nécessaire une bifurcation économique, sociale et écologique, dont l’impératif a encore été accru par la crise sanitaire. Cette bifurcation ne peut être amorcée si le cadre de pensée en économie comme les canons institutionnels de la politique économique ne sont pas modifiés. La politique budgétaire annoncée par Joe Biden est un premier pas nécessaire vers cette évolution. Il ne faudrait pas renoncer à avancer à cause de la peur du fantôme de l’inflation. (...)

Il ne faut donc pas se tromper de débat : une politique budgétaire active est absolument nécessaire face aux enjeux contemporains, et Joe Biden ne devrait pas renoncer à mobiliser cet instrument par crainte de l’inflation.