
Dans les "Mémoires dangereuses. De l’Algérie coloniale à la France d’aujourd’hui" (Albin Michel), le spécialiste de la guerre d’Algérie lance un plaidoyer en faveur d’une bataille culturelle contre la radicalisation et l’obscurantisme par la réappropriation en commun d’une histoire coloniale refoulée. (...)
(...) Tout au long de mes études sur l’histoire de l’Algérie et du Maghreb contemporain, j’avais déjà pointé une série de passages de mémoire d’une rive à l’autre de la Méditerranée et j’avais, à l’époque, décidé d’écrire cet essai pour montrer comment se formaient des comportements, des réflexes et des mémoires que j’ai qualifiés de « sudistes ».Il s’agissait pour moi d’intervenir, au travers d’un essai historique, dans le contexte de l’époque. Le problème, c’est que quand cet essai a été publié en 1999, la plupart des commentateurs l’ont négligé parce qu’ils se disaient que la crise du FN ouverte par la scission de Jean-Marie Le Pen et de Bruno Maigret allait entraîner une crise de l’appareil et qu’un effacement, ou même une disparition du FN, était à l’ordre du jour.
Dans leur perspective, le FN, qui, à l’époque, faisait 15 % des voix, devait descendre à 5 % ou à 8 %. De fait, ces commentateurs se disaient que mon projet d’établir des parallèles, des passerelles et des correspondances entre le passé lointain de Jean-Marie Le Pen, l’histoire de la guerre d’Algérie et la situation de l’époque était inopportun. Par ailleurs, c’était l’époque où l’on se disait qu’au fond, la guerre d’Algérie appartenait au passé (...)
Plus de quinze ans plus tard, face à la nouvelle poussée du FN, je me suis laissé convaincre de le rééditer sous l’impulsion d’Alexis Jenni, prix Goncourt en 2011 pour l’Art français de la guerre, afin de répondre à l’urgence de montrer que les racines du FN se plongent en partie dans l’imaginaire colonial. (...)
la France était un grand empire colonial, l’Algérie française étant le centre névralgique de cet empire. N’oublions pas que l’Algérie française était considérée comme un département français. La perte de l’Algérie a été un coup porté au nationalisme français parce que ce nationalisme, ce que j’essaie d’expliquer dans ce livre, s’était en grande partie construit sur la notion d’empire. La fin de l’Algérie française, la décolonisation, a donc été une blessure infligée au nationalisme français qui a entraîné la volonté de ne pas regarder la chose en face, d’oublier, de tourner la page. Mais c’était difficile d’oublier dans la mesure où sont venus en France comme travailleurs immigrés des gens qui appartenaient à cette histoire, que ce soit d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne, à la différence des immigrés espagnols, italiens ou portugais. La grande question pour l’extrême droite française a été d’entretenir une mémoire de revanche et de ressentiment sur la question de l’empire. Cette mémoire a pu d’autant mieux fonctionner qu’existait l’oubli. L’oubli volontaire de la société, qui voulait effacer le traumatisme de ce conflit qui a entraîné le départ vers l’Algérie de plus d’un million et demi de jeunes soldats. Oubli organisé par l’État, qui a organisé une chaîne d’amnisties empêchant de juger les responsables d’exactions commises. À ce double oubli, il faut ajouter que le reste du monde politique français, des gaullistes aux communistes, considérait que la question de la décolonisation était finie, dépassée, réglée. (...)
La grande nouveauté, au milieu des années 1980, c’est la demande de mémoire des enfants de l’immigration algérienne. La mobilisation politique pour l’égalité renvoie à la mémoire des pères avec une date symbolique qui est celle du 17 octobre 1961. Apparaît aussi la mémoire des enfants de harkis, qui mettent en accusation la France dans la politique d’abandon de leurs parents. Cette volonté de sortie du silence se fait ainsi dans le désordre. Elle se produit dans une forme de communautarisation, où chacun veut sa mémoire de la guerre d’Algérie dans une mise en accusation commune de l’État français, que ce soit le fait de l’extrême droite ou que ce soit le fait des enfants de harkis ou de l’immigration algérienne. Ce mouvement de communautarisation des mémoires a été contemporain de l’entrée en crise des deux grandes idéologies politiques qui structuraient la vie politique française depuis la libération en 1945, le gaullisme et le communisme. Ce processus a été poussé des deux côtés de la Méditerranée avec la montée des intégrismes identitaires mémoriels, au début des années 1990, du FN d’un côté et du FIS de l’autre, le Front islamique du salut. La guerre des mémoires s’est exacerbée après 2005 notamment, avec le vote de l’Assemblée nationale sur le rôle positif de la colonisation. (...)