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L’image sociale/André Gunthert, enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS
Bastien Vivès : la morale de la polémique
#Vivès
Article mis en ligne le 30 décembre 2022

Etant donné leur petit nombre, les débats sur la portée sociale de l’art et des questions esthétiques devraient réjouir tous les amateurs de culture, et se traduire par des échanges approfondis et des mises au point utiles. Las, comme celle provoquée par l’attribution d’un César au réalisateur Roman Polanski en 2020, la polémique suscitée par le projet d’une carte blanche offerte au dessinateur Bastien Vivès par le festival de la bande dessinée d’Angoulême s’est illustrée par des réponses déplorables, mais aussi, de la part d’une grande partie des acteurs institutionnels, par un prudent refus de prendre part à la controverse. Alors que le ministère de l’Education se targue d’un bilan flatteur en matière de formation à l’image, on ne peut que constater la pauvreté des arguments et la médiocre compréhension des enjeux lorsque le débat public porte sur les sujets iconographiques. Revue de bingo, en quatre points.

1. Censure. Le facteur de loin le plus exaspérant est la désignation comme censure de toute forme de protestation. Charlie Hebdo, qui a largement participé à la vulgarisation de ce sophisme, reprend à l’occasion de cette polémique le cri contre la censure qui a servi a justifier ses caricatures islamophobes. Une fois pour toutes : agiter l’épouvantail de la censure n’a pour seul objectif que de refuser le débat. C’est un argument de dominant, qui vise à préserver le statu quo – raison pour laquelle la dénonciation de la « cancel culture » est devenue un réflexe des paniques morales du camp conservateur. Pourtant, il vaut mieux se défier d’une vision qui réduirait la culture à l’immobilisme. De la querelle des Anciens et des Modernes aux luttes pour la diversité en passant par la bataille du réalisme, le champ culturel est constamment traversé par des combats et des évolutions qui se nouent et se résolvent dans le débat public.

Protester contre la consécration d’une œuvre ou d’un auteur fait partie des formes les plus banales de ce débat, et n’est l’apanage d’aucun camp. (...)

Dès lors qu’on admet que le champ culturel n’est pas un héritage figé, mais le lieu même de la confrontation des idées, le débat apparaît comme l’outil indispensable de la manifestation de l’évolution des sensibilités. La protestation qui a accueilli le projet de carte blanche du festival d’Angoulême s’inscrit précisément dans ce cadre : elle traduit la préoccupation nouvelle des violences sexuelles, l’intégration récente de la question de l’inceste, le souci d’éviter la banalisation de modèles néfastes et de protéger les victimes. Bien entendu, la création culturelle implique la liberté d’expression, mais celle-ci n’a jamais été sans limites. C’est très exactement à discuter de ces limites que sert le débat public.

2. Juridisme. Tout le monde ne partage pas cette conception du débat. Selon Riss, « on a l’impression que se met en place une justice parallèle qui se fiche pas mal de savoir ce que la loi et la jurisprudence ont élaboré depuis des décennies ». Renvoyer à l’application du droit constitue une autre manière d’éviter la discussion sur le fond. Après les plaintes déposées à l’encontre de Bastien Vivès pour représentation pédopornographique, bien des dessinateurs ou des journalistes semblent attendre le verdict des tribunaux pour se positionner sur cette épineuse question. Pas de chance : l’état du droit dans un domaine est largement dépendant du débat public, qui a contribué à en situer les limites. Ainsi, en matière de combat contre le racisme ou l’antisémitisme, ce n’est pas un seul article de loi, mais des dizaines de dispositions qui se sont accumulées au cours du temps pour protéger la société contre « l’incitation à la haine ». En revanche, on sait que sur le terrain des violences sexuelles, la justice hésite et peine à rattraper une évolution récente. Qu’un pédocriminel revendiqué comme Matzneff n’ait jamais été poursuivi suffit à indiquer les progrès qui restent à accomplir.

Les plaintes visant Bastien Vivès vont-elles y contribuer ? C’est possible, mais on peut en douter. (...)

3. Caricature. Autre exemple de l’incapacité du droit à éclairer les questions iconographiques : le procès des caricatures de Charlie Hebdo (2007), épisode décisif de la confusion du débat à propos des images. Rappel des faits : pour se prémunir contre l’accusation d’islamophobie, dans un contexte de lutte antiterroriste peu favorable aux intérêts des musulmans, le journal qui a pris un virage néocon sous la houlette de Philippe Val obtient du tribunal la confirmation de l’analyse de son avocat. Etant donné que les dessins incriminés représentent de façon burlesque le prophète Mahomet, ils ne pourraient être condamnés qu’au titre du blasphème, ce qui est incompatible avec les lois d’une république laïque (la condition de ce jugement est de définir l’islam, ou tout autre religion, comme une abstraction dépourvue d’adeptes, permettant de se soustraire à l’accusation d’injure contre un groupe de personnes). Ce tour de passe-passe est ensuite défendu dans les colonnes de l’hebdomadaire comme une licence accordée à la caricature de pouvoir tout dire.

L’exemple de la caricature antisémite, scrupuleusement surveillée par les tribunaux, et dont le caractère grotesque constitue au contraire un facteur aggravant, suffit à contredire ce raisonnement acrobatique. (...)

4. Morale. Intitulé « Petit Paul et les puritains », le dessin de Riss en défense de Vivès montre un gamin rigolard balançant son pénis hypertrophié au visage des « Dupond-Lajoie de la morale » – figure stéréotypée de la disqualification du débat culturel. Même si l’on ne partage pas l’humour du propriétaire de Charlie, on conviendra que son dessin burlesque ne présente aucun caractère pédopornographique. Il ne suffit donc pas de représenter un enfant montrant son sexe pour convoquer l’imaginaire pédocriminel. Notons également que, même parmi ceux qui raillent la pudibonderie des détracteurs de Vivès, personne n’ose reproduire un seul de ses dessins. A croire que ces images sont moins inoffensives que le prétendent ses défenseurs.

Comme toujours, la question ne se résume pas à ce qui est représenté, mais porte sur comment on le représente. Plutôt que de simples motifs, ce que retient le lecteur d’une production culturelle, ce sont des comportements, des intrigues, et surtout un jugement implicite sur les personnages et les situations. N’en déplaise à Riss, si la morale est ce qui permet de différencier le bien du mal, son usage ne se limite pas aux gardiens de la vertu. (...)

Nul ne prétend que la lecture d’un album de Vivès provoquera mécaniquement le viol d’un enfant – pas plus que la vision d’une caricature antisémite ne suscitera fatalement une violence raciste. En revanche, il serait ridicule de nier que dans les deux cas, le jeu avec le fantasme et la légitimation symbolique que représente sa figuration est bien ce que recherche le public de ces productions. Dans un de ces registres, nous avons décidé qu’il était préférable de prohiber ce jeu dangereux.