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Mediapart
Banques centrales : la guerre inversée des monnaies
Article mis en ligne le 21 juin 2022
dernière modification le 20 juin 2022

En augmentant très fortement ses taux directeurs, la Fed annonce un changement d’ère : il ne s’agit plus de préserver la croissance mais de combattre l’inflation coûte que coûte. Toutes les autres banques centrales sont obligées de s’aligner pour défendre la valeur de leur monnaie face au dollar afin de limiter le coût des importations et l’ampleur de la hausse des prix.

Si la baisse des marchés financiers est amorcée depuis plusieurs semaines, la décision de la Réserve fédérale américaine, le 15 juin, d’augmenter de 0,75 % ses taux directeurs a incontestablement eu l’effet d’une douche froide. Même si la Fed avait déjà commencé à resserrer sa politique monétaire et à augmenter ses taux, personne ne s’attendait à une hausse aussi brutale. Une hausse qui, pour certains, a des allures de panique.

Il faut remonter à 1994 pour trouver une remontée aussi forte des taux. Généralement, la Banque centrale américaine s’en tient à la politique des petits pas : 0,25 % par-ci, 0,50 % par-là. Mais avec une inflation qui a atteint les 8,6 % en mai, l’heure ne semble plus, pour la Fed, aux gestes précautionneux. (...)

En apparence, le durcissement de la politique monétaire américaine ne devrait pas être de nature à provoquer le séisme redouté par les marchés financiers. Avoir des taux d’intérêts à 1,75 % dans un contexte où l’inflation dépasse les 8 %, c’est toujours évoluer dans un environnement de taux négatifs, même s’ils le sont un peu moins qu’auparavant. Et cela reste aussi vrai pour les crédits hypothécaires ou les crédits à la consommation – à la différence de la France, ceux-ci sont à taux variables et s’ajustent immédiatement en cas de changement des taux directeurs : ils ont été portés autour de 5,6 %. (...)

Mais parce que les États-Unis sont le premier marché mondial des capitaux, parce que cela concerne le dollar, devise de référence du commerce international, la décision monétaire de la Réserve fédérale met en jeu aussi toutes les plaques tectoniques de la planète financière. Ses mouvements se répercutent et se diffusent immédiatement dans le reste du monde. (...)

Pour les marchés financiers, qui nageaient jusqu’à ces dernières semaines dans une douce euphorie, le rappel à l’ordre est évident : ils ont changé de monde. Depuis une décennie, ils étaient habitués à vivre avec des politiques monétaires ultra-accommodantes, avec des banques centrales garantes en dernier ressort de leurs spéculations financières débridées, au nom de la croissance. Ils se réveillent dans un environnement où l’argent gratuit s’est volatilisé, où l’inflation est revenue à des niveaux inconnus depuis plus de 40 ans. (...)

Le mot récession revient dans toutes les analyses. Et ce n’est pas la déclaration de Joe Biden assurant que la récession est évitable qui va les rassurer. (...)

Bien que les États-Unis soient devenus au cours de la dernière décennie le premier producteur pétrolier mondial, tous découvrent avec surprise qu’ils ne bénéficient pas d’une insularité énergétique, comme ils l’avaient espéré. Comme les autres, ils sont touchés par le grand bouleversement du marché mondial de l’énergie en cours, provoqué par la guerre russe en Ukraine.

L’embargo américain sur le pétrole russe décrété dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine par la Russie prive les raffineurs d’une quantité de brut qu’il leur faut trouver ailleurs sur le marché mondial et à des prix beaucoup élevés. Alors que la production mondiale pétrolière est en baisse, ils se retrouvent en concurrence avec le reste du monde sur ces approvisionnements.

Surtout, les Américains sont désormais en rivalité sur les achats de leur propre production intérieure de pétrole et de gaz avec les Européens. Cherchant par tous les moyens à trouver des sources de substitution au pétrole et au gaz russes, tous les pays européens frappent à la porte des producteurs d’huile et de gaz de schiste qu’ils refusaient d’acheter auparavant. (...)

Alors que le prix de l’essence est en train de devenir un sujet politique, Joe Biden est prêt à faire feu de tout bois. Le Venezuela, mis au ban par les États-Unis, est en passe d’être à nouveau admis, ce qui permettra de réintégrer le pétrole vénézuelien. Le président américain, qui avait ostracisé le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane pour avoir ordonné l’assassinat de Jamal Khashoggi, prépare un voyage à Riyad afin de renouer avec l’homme fort du régime saoudien et surtout de le convaincre d’augmenter sa production pétrolière, ce qu’il se refuse à faire jusqu’à présent.

Aux abois, l’administration Biden est en train de jeter par-dessus bord les maigres dispositions en faveur de la lutte contre le dérèglement climatique qu’elle avait adoptées à son arrivée : gel des permis d’exploration, arrêt progressif du charbon, taxation sur le CO2…, tout est mis entre parenthèses. (...)

Pour la BCE, il n’y a pas d’alternative

Prévenue sans doute des intentions de la Réserve fédérale, la direction de la Banque centrale européenne (BCE) a tenu dès le 16 juin au matin une réunion d’urgence pour étudier les conséquences de la décision de la Banque centrale américaine et pouvoir tenir un discours rassurant auprès des marchés financiers.

Car les membres de la BCE le savent : ils n’ont pas le choix. Il n’y a pas d’alternative, selon eux : même si l’Europe commence à sentir lourdement les effets des sanctions contre la Russie, il leur faudra s’aligner sur les autres banques centrales et augmenter les taux. Il leur faut maintenir la valeur de l’euro.

Ces derniers mois, la monnaie européenne a dangereusement baissé par rapport au dollar. (...)

Au-delà du symbole, les conséquences de cette dépréciation monétaire ont des conséquences concrètes : elle aboutit à renchérir les coûts des importations européennes, à commencer par les approvisionnements d’énergie libellés en dollar, dont l’Europe a désespérément besoin. Mécaniquement, cela contribue à augmenter encore l’inflation, qui atteint déjà 8,1 % en moyenne dans la zone euro.

Laisser dériver la situation ne pourrait qu’alimenter un peu plus le débat sur le pouvoir d’achat. La crainte de laisser se former une spirale inflationniste (prix-salaires) comparable à celle des années 1970 hante désormais la BCE. Elle est prête elle aussi à tout mettre en œuvre pour l’éviter, quitte à compromettre l’activité économique du continent, déjà bien abîmée par les conséquences de la guerre en Ukraine. (...)

La crainte renouvelée de la fragmentation de la zone euro

Mais en retirant l’assistance financière respiratoire avec laquelle la zone euro vit depuis 2015, tous redécouvrent une situation qu’ils avaient voulu oublier : rien n’a bougé pendant tout ce temps. Les causes profondes qui ont nourri la crise de l’euro depuis 2010 sont toujours là. Aucun remède véritable n’a été apporté.

Le risque de fragmentation de la zone euro entre le Nord et le Sud, l’Ouest et l’Est, que les responsables politiques et économiques sont allés jusqu’à nier pendant des années, est plus que jamais présent. Car les divergences économiques, loin de s’estomper, se sont encore accentuées pendant toutes ces années. Elles ont été amplifiées par la crise du Covid, puis la guerre en Ukraine, tous les pays ne subissant pas les mêmes charges et n’ayant pas les mêmes moyens pour affronter ces événements mondiaux. (...)

Les menaces qui pèsent sur les pays émergents

Mais les répliques provoquées par la décision de la Fed s’étendent bien au-delà de l’Europe. Et elles pourraient avoir des conséquences bien plus immédiates et bien plus dramatiques. Notamment dans nombre de pays émergents.

Là aussi, les différences profondes qui préexistaient risquent de s’aggraver : entre les pays producteurs de pétrole, de gaz et de matières premières, qui profitent aujourd’hui de l’envolée des cours mondiaux, et ceux qui doivent tout importer, le blé, le riz, l’huile, la poudre de lait, la viande, en plus du pétrole…, il y a actuellement un gouffre.

Le renchérissement du dollar et des taux américains vient encore alourdir la charge. Pour la plupart de ces pays, les dettes extérieures qu’ils ont contractées sont libellées en dollar et indexées sur les taux américains, dans un souci de « rassurer et sécuriser les investisseurs étrangers ». (...)

L’augmentation de la charge de leur dette est donc immédiate, au moment même où leurs finances publiques, déjà affaiblies par la pandémie mondiale, sont très sollicitées : nombre de pays n’ont pas d’autre moyen pour amortir le choc de l’explosion des prix des produits alimentaires de base et de l’énergie que de subventionner au moins en partie les denrées indispensables pour tenter de protéger leur population.

Selon les pays, ces multiples charges vont vite devenir insupportables, insurmontables (...)

Le Fonds monétaire international (FMI) s’y prépare déjà et appelle à une restructuration massive de l’endettement des pays les plus vulnérables, alors que les retards de paiement s’accumulent.

En pleine pandémie, les créanciers du G20 avaient promis de s’atteler à la tâche. Depuis, tout est au point mort, alors que le désordre mondial s’amplifie, provoqué par une crise du néolibéralisme qui, malgré des pauses et des changements de forme, n’a jamais cessé depuis 2008.