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La vie des idées
Aux sources du poutinisme
Article mis en ligne le 23 mars 2022
dernière modification le 22 mars 2022

Automne 2013. Un an après sa troisième élection à la présidence de la Russie, Vladimir Poutine imprime un tournant conservateur à son discours. Des pays « euro-atlantiques (…) refusent les principes éthiques et l’identité traditionnelle : nationale, culturelle, religieuse ou même sexuelle, assène-t-il. On mène une politique mettant au même niveau une famille avec de nombreux enfants et un partenariat du même sexe, la foi en Dieu et la foi en Satan. Les excès du politiquement correct conduisent à ce qu’on envisage sérieusement d’autoriser un parti ayant comme but la propagande pédophile. Les gens, dans de nombreux pays européens, ont honte et craignent de parler de leur appartenance religieuse »... Ceci ne peut que mener à une « crise démographique et morale » (Club Valdaï, 19 Septembre 2013, Région de Novgorod).

Prétendant incarner la lutte contre cette dangereuse tendance, il en appelle à la « défense des valeurs traditionnelles » et conclut : « c’est une position conservatrice ».

Quelques mois plus tard, en réaction à la révolution ukrainienne, le Kremlin annexe la péninsule de Crimée. Lors du discours qui célèbre l’événement, Vladimir Poutine lance : « la politique d’endiguement de la Russie, qui a continué au XVIIIe, au XIXe et au XXe siècle, se poursuit aujourd’hui. On essaie toujours de nous repousser dans un coin parce que nous avons une position indépendante, parce que nous la défendons, parce que nous appelons les choses par leur nom et ne jouons pas aux hypocrites. Mais il y a des limites » (« Adresse à la Fédération de Russie », 18 Mars 2014). Enfin, le 1er janvier 2015, l’Union économique eurasiatique entre en vigueur. Reprenant les grandes lignes du courant eurasiste des années 1920 et très en vogue depuis les années 1990, ce projet vise à constituer un marché unique de 180 millions de personnes, concurrent de l’Union européenne et des États-Unis. Il unit la Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie, l’Arménie, le Kirghizistan, en attendant d’autres États d’Asie centrale. (...)

Ce type de discours n’est pas neuf. Il est apparu dans les années 1830 à travers la dispute entre les slavophiles, défenseurs d’une originalité culturelle, sociale et politique russe, et les occidentalistes soucieux de moderniser la Russie sur le modèle européen. Il s’est crispé dans la seconde moitié du XIXe siècle avec l’apparition d’une deuxième génération slavophile plus agressive vis-à-vis de l’Europe. Cette querelle n’a pas disparu avec la Révolution russe. Elle a continué à structurer, discrètement, le champ intellectuel. (...)

Perestroïka : les fantômes du passé ressurgissent

Avec la politique de transparence (« glasnost’ ») de Mikhaïl Gorbatchev, secrétaire général du Parti Communiste depuis 1985, la boîte de Pandore à l’intérieur de laquelle se combattaient les « libéraux » et les « patriotes » s’ouvre. Désormais, la polémique se déroule au grand jour, avec des références et des acteurs nouveaux. (...)

Le religieux revient en force. On célèbre en grandes pompes, en 1988, le millénaire du « Baptême de la Russie » par le prince kiévien Vladimir.

Dans un pays qui se redécouvre majoritairement orthodoxe, de nombreux jeunes reçoivent le baptême. Ils poussent leurs parents, autrefois athées convaincus, à les suivre. Le mouvement de redécouverte du patrimoine architectural prend de l’ampleur. La littérature interdite durant la période soviétique est publiée. Le grand public cultivé peut découvrir un pan de sa culture peu ou mal diffusée jusqu’alors. Des nouvelles éditions des philosophes religieux russes, des penseurs slavophiles ou qualifiés jusque là de réactionnaires ou d’impérialistes fleurissent. Une génération d’étudiants découvre cette « pensée russe » jusqu’alors semi-clandestine. (...)

Au même moment, le pays porte un intérêt majeur à toutes les formes de gnosticisme. La théosophie et l’anthroposophie sont à la mode. L’occultisme est la véritable idéologie populaire des années 1990. Les sectes les plus fantaisistes ont pignon sur rue. Sur les étals des libraires on peut acquérir les œuvres les plus ésotériques de Jung, les représentants du « cosmisme » russe, les éditions de Nietzsche avec couvertures en caractère gothique. Les sectateurs du traditionaliste René Guénon créent en 1993 un almanach qui regroupe tous les antimodernes attirés par les mythes et les symboles, et baptisé « La Montagne magique ». Le point commun de ces publications ? La critique d’un Occident matérialiste, oublieux de ses racines religieuses, où règne l’argent et la morne transparence juridico-démocratique. L’euphorie du milieu des années 1980 est oubliée. L’URSS s’écroule en 1991 et s’ouvre une période de démocratie, mais aussi de crise sociale et politique (...)

C’est dans ces années que débute l’ascension d’un intellectuel graphomane à l’allure de gourou, Alexandre Douguine. Fasciné par la Nouvelle Droite française, compagnon de route d’Edouard Limonov dans l’aventure du national-bolchévisme, l’eurasisme russe des années 1920, il mêle les références : occultisme et défense de la tradition à la Guénon, pensée fasciste de Julius Evola, Révolution conservatrice allemande... En 1992, au moment de la désintégration de l’empire soviétique, il popularise dans les colonnes de « Nach Sovremennik » l’œuvre de Carl Schmitt. Il prétend en tirer les « leçons pour la Russie » [6]. La primauté du politique par rapport aux sphères de la morale ou du droit doit ainsi aider la Russie « à ne pas redevenir, comme il y a 70 ans, les otages d’une idéologie antinationale et réductrice, ignorant la volonté du peuple, son passé, son unité qualitative et le sens spirituel de son chemin historique ».

La division schmittienne de la politique entre « les nôtres » et « les vôtres », les amis et les ennemis permet de refuser les « guerres humanitaires » globales. L’apologie de « l’état d’exception » et le décisionnisme doivent pousser la Russie à échapper à « l’universalisme » juridique et moralisateur du « nouvel ordre mondial ». (...)

Considérant que la Russie est « vendue » à l’étranger par les traîtres (démocrates et hommes d’affaire « cosmopolites »), ils espèrent l’arrivée d’un leader capable de replacer le pas sur des rails « nationaux ». Ils le reconnaîtront progressivement en la personne de Vladimir Poutine.

Le président russe élabore en effet une nouvelle idéologie. Bien sûr, il prend soin de se démarquer des extrémistes. Mais il emprunte également au « parti russe » des années soviétiques comme aux néo-eurasiens des années 1990-2000 leurs thématiques et leurs concepts. On est frappé, lorsque l’on lit les textes de Douguine, de voir à quel point la politique du Kremlin semble s’être alignée sur les fantasmes géopolitiques du néo-eurasisme. (...)

Quant au « tournant conservateur » assumé de Vladimir Poutine, il a donné naissance à une idéologie désormais enseignée lors de séminaires, aux cadres du Parti Russie Uni et à certains hauts-fonctionnaires. En avril 2015, c’est très symboliquement dans la cité d’Emmanuel Kant, Kœnigsberg, devenue Kaliningrad, poste avancé de la Fédération de Russie en Europe, que s’est tenu la troisième « Conférence Berdiaev » consacrée à l’actualité du conservatisme en Europe sur le thème : « La Russie et l’Europe : dialogue sur les valeurs dans l’espace des civilisations ». Le Kremlin tente également, autour de cette nouvelle doctrine conservatrice, d’étendre son influence sur une Europe de plus en plus perméable au discours identitaire. (...)

Le président incarne de plus en plus clairement la revanche du « parti russe ». Du coup, il déséquilibre profondément une ligne de fracture constitutive de la culture du pays. S’il ne veut pas que la Russie sombre dans l’hystérie nationaliste, il est à espérer que les « libéraux » n’aient pas totalement déserté le paysage. L’avenir proche le dira.