
Pour la deuxième fois depuis le début du siècle, les gouvernements d’Amérique du Nord et d’Europe interviennent massivement avec des fonds publics et en collaboration avec les banques centrales pour renflouer des secteurs entiers de l’économie et prévenir un effondrement économique général. Les opérations de sauvetage en cours rendues nécessaires par la pandémie de Covid-19 ont déjà atteint une ampleur bien supérieure à celles déployées contre la crise financière de 2007-2008. Ces opérations se heurtent aux principes fondamentaux du néolibéralisme dans la mesure où elles constituent une intervention régulatrice massive de l’État pour circonscrire le marché, alors que la dérégulation et la « survie du plus apte » sur le marché sont au cœur de l’idéologie néolibérale. (...)
les gouvernements néolibéraux occidentaux ont violé leurs propres doctrines à deux reprises – la deuxième fois à une échelle beaucoup plus grande – à l’occasion de deux crises successives d’une ampleur justifiant l’étiquette apposée à chacune d’elles, à son tour, d’être « la pire depuis la Grande Dépression » qui a éclaté aux États-Unis en 1929 (...)
L’ampleur de la catastrophe économique actuelle est telle qu’elle a relancé et renforcé l’espoir qu’elle entraînera un changement majeur des politiques et des priorités économiques à l’échelle mondiale. (...)
« Seule une crise – véritable ou perçue – produit un changement réel. Lorsque cette crise se produit, les mesures prises dépendent des idées qui circulent ».
Alors que Klein avait utilisé cette citation dans le livre comme une clé pour comprendre ce qu’elle appelait la « stratégie du choc » , elle la cite avec approbation dans la vidéo, en commentant que « Friedman, l’un des économistes du libre-échange les plus extrêmes de l’histoire, avait tort sur beaucoup de choses, mais il avait raison sur ce point. En temps de crise, des idées apparemment impossibles deviennent soudainement possibles ». L’idée que la crise a donné raison à des opinions progressistes telles que celles défendues par Klein et Bernie Sanders s’est en effet répandue (...)
Pour quiconque se souvient de la précédente crise économique, cela doit susciter une impression de déjà-vu. L’attente était même bien plus forte alors (...)
Il est compréhensible que l’acuité plus grande de la crise économique actuelle provoquée par le Covid-19, bien qu’elle soit d’une importance historique bien moindre que la crise climatique, ait suscité de nombreuses nouvelles nécrologies du néolibéralisme – toutes, hélas, très prématurées. (...)
« D’une part, l’État-nation a toujours été au cœur du capitalisme néolibéral, garantissant le pouvoir de classe du bloc entrepreneurial et financier dominant par des interventions sélectives aux moments critiques. De plus, ces interventions ont été accompagnées de mesures fortement autoritaires, enfermant en masse les gens à l’intérieur de leurs domiciles et confinant d’énormes métropoles…. Le pouvoir colossal de l’État et sa capacité à intervenir à la fois dans l’économie et dans la société pourraient aboutir, par exemple, à une forme plus autoritaire de capitalisme contrôlé dans lequel les intérêts de l’élite des entreprises et de la finance seraient primordiaux. »
Nous voilà à nouveau confrontés aux deux pôles opposés de l’optimisme et du pessimisme, de l’utopie et de la dystopie, entre lesquels la gauche radicale a traditionnellement oscillé. La vérité est qu’il s’agit avant tout de projections sur l’avenir de dispositions individuelles et/ou collectives qui elles-mêmes oscillent en fonction d’expériences politiques changeantes. (...)
L’utopie et la dystopie sont toutes deux des composantes utiles de la vision du monde de la gauche, au sens où elles entretiennent les pôles magnétiques du pessimisme et de l’optimisme, de la prudence et du volontarisme, de l’angoisse d’une résurrection du passé fasciste et de l’espoir d’un avenir socialiste véritablement démocratique, qui motivent ceux qui s’efforcent de changer le monde en monde meilleur et plus juste. Dans le monde réel, le point sur lequel le curseur s’arrête sur la longue échelle qui sépare l’utopie de la dystopie n’est cependant pas déterminé par des conditions objectives. Celles-ci ne constituent que les paramètres à l’intérieur desquels les luttes de classe et les luttes intersectionnelles doivent se dérouler. Les changements majeurs dans le domaine de la politique gouvernementale sont déterminés avant tout par la lutte sociale dans le contexte des circonstances existantes. (...)
Car, contrairement aux révolutions scientifiques qui sont le résultat des progrès de la connaissance, les changements de paradigme dans l’économie ne sont pas le produit d’une décision intellectuelle collective, théorique ou même simplement pragmatique. (...)
L’issue de la crise économique actuelle liée à la pandémie sera de même déterminée dans chaque pays par les rapports de forces sociaux locaux, dans le contexte des rapports de forces à l’échelle mondiale. L’issue immédiate la plus probable ne sera pas l’un des deux termes de l’alternative entre un abandon post-keynésien spontané du néolibéralisme et un béhémoth trumpien. Ce sera plutôt la tentative des gouvernements néolibéraux de faire porter aux travailleurs et travailleuses le fardeau de l’énorme dette contractée à présent, comme ils l’ont fait après la Grande Récession, en déprimant le pouvoir d’achat et la propension à dépenser de la population, entraînant ainsi le monde dans une aggravation majeure de la stagnation séculaire actuelle, comme a prévenu Adam Tooze (in Foreign Policy, 9 avril 2020).
L’historien a conclu à juste titre : « Il est de bon sens d’appeler plutôt à un gouvernement plus actif et plus visionnaire pour sortir de la crise. Mais la question, bien sûr, est de savoir quelle forme cela prendra et quelles forces politiques le contrôleront ». Telle est bien la question. (...)
Nous pouvons prédire sans risque que les néolibéraux seront unanimes à augmenter les dépenses de santé publique, non sans s’assurer que leurs amis fabricants de produits sanitaires en bénéficieront. Ils le feront, non pas parce qu’ils se sont soudain convertis aux vertus de l’État-providence ou parce qu’ils se soucient du public, mais parce qu’ils redoutent les conséquences économiques d’une nouvelle pandémie ou d’une deuxième vague de la pandémie actuelle. Le problème, c’est qu’ils seront naturellement enclins à le faire au détriment d’autres besoins de la population, tels que l’éducation, les retraites ou les allocations de chômage, tout en faisant payer aux salarié·e·s – par des mesures telles que le gel ou même la réduction des salaires – le coût du « retour à la normale » des économies.
Le combat le plus urgent devrait viser par conséquent à les empêcher d’agir de la sorte, de la façon dont les travailleurs et travailleuses se sont opposés en France à l’assaut de leurs gouvernements néolibéraux contre leurs revenus et leurs régimes de retraite en 1995 et 2019, c’est-à-dire par le recours à la grève et à la menace de la grève générale. Ce combat sera crucial pour préparer un terrain favorable à la défaite des néolibéraux par des forces sociales et politiques telles celles qui se sont mobilisées derrière le mouvement syndical en France, le parti travailliste au Royaume-Uni ou la campagne de Sanders aux États-Unis. Ce n’est qu’alors que le néolibéralisme prendra durablement fin.