À Gardanne dans les Bouches-du-Rhône, les résidus solides de l’usine d’alumine ont cessé depuis un an d’être déversés dans la mer Méditerranée. La question est-elle pour autant résolue ? Entre la toxicité des rejets liquides qui se poursuivent, et la dissémination des boues rouges désormais stockées à l’air libre, certaines voix tentent d’attirer l’attention sur les pollutions qui persistent. Mais la peur d’une fermeture de l’usine et de la perte de ses 400 emplois, relayée par de nombreux responsables politiques, dissuade la contestation locale, et permet à l’industriel Alteo de continuer à bénéficier de dérogations. Reportage.
C’est la plus ancienne usine du monde encore en activité. A Gardanne (Bouches-du-Rhône), à 30 kilomètres au nord de Marseille, on l’appelle respectueusement la « vieille dame ». C’est une usine de production d’alumine édifiée en 1894 par le groupe Pechiney, dans une ville minière où l’on exploite alors le charbon. A l’époque, ce combustible est nécessaire dans le processus de fabrication de l’alumine, de même que la bauxite produite dans le Var, et la soude, fabriquée à Marseille. L’emplacement de l’usine est donc idéal. Dès ses débuts, l’employeur instaure une politique paternaliste afin d’intégrer ses salariés, le plus souvent immigrés. « Les Gardannais de plus de 80 ans vous diront qu’ils sont allés se faire soigner dans le dispensaire de l’usine, raconte François-Michel Lambert, député de l’Union des démocrates et des écologistes (UDE, créée par des élus ayant quitté Europe écologie - Les Verts) des Bouches-du-Rhône. Et ceux qui sont nés il y a 40 ans se rappelleront qu’ils ont appris à nager dans la piscine construite par Pechiney. »
En un siècle, l’usine aujourd’hui exploitée par la société Alteo a construit une partie de l’espace urbain et s’est matériellement imbriquée dans la ville. Elle génère aussi un consensus mémoriel difficile à remettre en question. Or, la production de l’alumine, une poudre blanche aujourd’hui utilisée dans la fabrication des écrans LCD, des céramiques industrielles et des réfractaires – mais également dans l’armement et le matériel nucléaire – génère depuis ses débuts une masse importante de déchets. (...)
Depuis plus d’un siècle, une fine pollution atmosphérique – sous forme de poussières rouges et blanches – se dépose partout dans la ville. (...)
L’espace de stockage n’était plus utilisé depuis 1967, l’industriel rejetant ses déchets en Méditerranée. Il l’est à nouveau depuis 2007, lorsque l’usine obtient un arrêté préfectoral d’exploitation pour 14 ans. Dès lors, les riverains se plaignent des poussières qui envahissent leurs habitations au moindre coup de vent. (...)
Sur plusieurs milliers de mètres carrés, des résidus de production sont entreposés à l’air libre. L’ambiance est saisissante : des arbres morts à l’écorce blanchie surgissent du lac tel des danseurs figés. Les pins qui l’entourent sont décolorés. La croûte de déchets est humide, arrosée en permanence afin de diminuer l’envol de poussières.
Valeurs supérieures aux normes de l’OMS
« Ce qui était jeté à la mer est aujourd’hui entreposé à côté de chez nous, s’inquiète Abdellatif Khaldi. Depuis le 31 décembre 2015, Alteo ne rejette plus en mer que des résidus liquides. Les déchets solides, les fameuses « boues rouges », sont entreposés à Bouc-Bel-Air. Nous nous sommes adressés à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), mais rien n’a été fait. C’est un dialogue de sourds, on nous répète seulement que l’industriel a fait des progrès. » A l’automne 2015, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) réalise un diagnostic de l’influence des émissions de poussière du site. Après quatre à cinq semaines d’étude, le BRGM conclut que les concentrations en PM10 (poussières émises par les résidus) mesurées dans l’air sont inférieures aux valeurs réglementaires mais supérieures à la ligne directrice de l’OMS. (...) Les riverains contestent cette étude réalisée en période pluvieuse et qui n’a pas pris en compte l’acidité des boues rouges ni l’inhalation de certains produits radioactifs. (...)
Dans la nuit du 8 au 9 mars 2016, un tuyau de l’usine dans lequel circule de la soude chauffée sous pression a lâché. Un nuage de vapeur contenant de la soude s’est alors répandu sur une quinzaine d’hectares. Au petit matin, les Gardannais ont découvert sur leurs véhicules une épaisse pellicule granuleuse, mêlant les habituelles poussières rouges à de petits cristaux blancs. Eric Duchenne l’assure dans La Provence du 11 mars 2016 : « La soude elle-même est restée dans le périmètre de l’usine. Ce qui a survolé Gardanne, c’est de la vapeur d’eau. » Lorsque les journalistes le reprennent sur ce point, il concède : « La vapeur était en contact avec de la soude, donc il y en avait un peu… » (...)
Manuel Valls juge que la décision de poursuivre l’activité d’Alteo permet « à l’activité économique et à des milliers d’emplois d’être préservés ». En plus des 400 salariés de l’usine, Alteo ferait travailler environ 300 personnes via la sous-traitance.
Face à la reprise de la polémique au niveau national, François-Michel Lambert, Roger Meï et Claude Jorda, conseiller départemental de Gardanne, rédigent un communiqué de presse commun en septembre 2016, estimant qu’« il s’agit maintenant de remettre le territoire, les citoyens, les scientifiques et les politiques dans une même dynamique positive pour notre Provence, positive pour la santé des habitants, positive pour la planète, positive pour le développement économique. » Au final, l’autorisation de rejeter des effluents liquides est prolongée. Or, ces derniers restent porteurs d’éléments toxiques. (...)
craintes sur l’avenir économique d’Alteo et le chantage à l’emploi brandi au plus haut niveau de l’État inquiètent les voix critiquant l’usine. En 2021, les dérogations permettant à l’industriel de rejeter ses déchets liquides en mer et de stocker les boues rouges à Mange-Garri prendront fin. Malgré un soutien politique national et local, ils redoutent de voir Alteo plier bagage et laisser derrière lui plus d’un siècle de pollution.