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France TV Info
Après Orpea, le gestionnaire de maisons de retraite Bridge à son tour mis en cause
Article mis en ligne le 22 avril 2022

Le groupe Bridge, gérant d’Ehpad, se voit à son tour reprocher des dysfonctionnements. Entre certains résidents délaissés et des établissements en surcapacité, ses méthodes ne sont pas sans rappeler celles qui sont reprochées à Orpea.

Tous les jours, à la même heure, Jean-Jacques rend visite à sa femme qui a été admise l’an dernier à la maison de retraite “Les Fontaines”, à Horbourg-Wihr près de Colmar. Cet Ehpad de 84 places est spécialisé dans l’accueil de résidents souffrant de la maladie d’Alzheimer. Il jouissait jusqu’à peu d’une excellente réputation. Mais en décembre dernier, l’établissement a été racheté par le groupe Bridge. Depuis, d’après plusieurs familles, la prise en charge des résidents se serait fortement dégradée. "Je me suis rendu compte que ma femme n’avait pas été changée pendant quatre jours, nous indique Jean-Jacques lors de l’une de ses visites quotidiennes à laquelle nous avons assisté. J’ai remarqué aussi, devant l’état de ses cheveux, qu’elle n’avait pas été douchée pendant plus d’une semaine, poursuit-il. Avant d’arriver à l’Ehpad, on se pose la question : qu’est-ce qu’on va trouver ?" (...)

La chambre de son épouse Colette est propre et lumineuse. Mais nous remarquons une grosse bosse sur son front. "A priori, elle a dû chuter, explique Jean-Jacques, mais personne ne s’en est rendu compte." Colette garde aussi sa tête penchée vers l’avant, alors qu’il y a encore quelques jours, elle la maintenait droite, toujours selon son mari. Lorsqu’il a interrogé la direction de l’Ehpad, on lui a répondu, nous raconte-t-il, que "personne n’avait constaté de chute, et que cela devait être un torticolis". Jean-Jacques se dit "sceptique" devant cette réponse. Il se dit aussi "convaincu" que le rachat de l’Ehpad et les "méthodes de management de Bridge" ont "fait fuir les salariés" et que cela a "dégradé la prise en charge des résidents".

Aujourd’hui, d’après nos constatations, l’établissement fonctionne avec trois aides-soignantes par étage, là où auparavant, d’après des documents que nous avons consultés, il y avait cinq aides-soignantes au deuxième étage pour 42 résidents très dépendants et quatre au premier étage pour 42 résidents un peu plus autonomes.
Des résidents levés "un jour sur deux"

Comment en est-on arrivé là ? En janvier 2022, selon des échanges de mails dont la Cellule investigation de Radio France a eu connaissance, le groupe Bridge a demandé à la directrice de l’Ehpad de l’époque de supprimer huit postes équivalent temps plein. Après avoir refusé ces suppressions de postes, la directrice a été licenciée pour insubordination lors d’un simple entretien par visioconférence, comme Le Canard Enchaîné l’a révélé dans son numéro du 30 mars 2022. Le groupe Bridge a aussi annoncé, dès son arrivée, la suppression des primes de remplacement, d’assiduité et de participation qui représentent entre 100 et 150 euros net sur le salaire d’une aide-soignante. (...)

Ce manque de personnels a des conséquences directes sur la prise en charge des résidents, selon elle. "Les douches sont aléatoires. On n’a pas le temps. On a les yeux rivés sur le chrono." (...)

Certains jours, les résidents ne sortent même pas de leur lit. "On essaie de faire au mieux, d’alterner, de les lever un jour sur deux." Les pensionnaires, précise-t-elle, sont très dépendants et atteints de la maladie d’Alzheimer. Ils peuvent difficilement se lever seul. Un témoignage que réfute la direction du groupe Bridge. (...)

Une autre salariée des Fontaines affirme qu’"à cause du manque de sollicitations, on constate davantage de chutes et de pertes de poids. Il y a eu toute une période où beaucoup de résidents ne voulaient plus manger. Selon la jeune femme, il y a eu aussi un allégement du protocole Covid. Avant, les soignants se faisaient tester une fois par semaine. Mais en février, les tests antigéniques hebdomadaires ont cessé. Depuis, des résidents sont tombés malade, chose qu’on n’avait plus vue chez nous depuis la première vague."
L’agence régionale de santé alertée

Deux résidents sont morts du Covid fin février début mars 2022. Coralie (prénom d’emprunt, NDLR) était à leurs côtés. Ecœurée par le peu de moyens dont elle disposait pour soulager leurs souffrances, elle a démissionné. "C’étaient des personnes qui étaient alitées et avaient du mal à respirer en restant couchées. On devait les redresser, raconte-t-elle, encore émue. Mais les coussins de positionnement pour les maintenir, il n’y en avait plus. Des devis ont été demandés pour que ces personnes puissent mourir... correctement." Faute de les avoir à temps, elle a dû "récupérer le coussin d’une personne qui venait de décéder pour le réattribuer à quelqu’un qui était en train de mourir". Coralie a quitté l’Ehpad des Fontaines d’Horbourg-Wihr après cet épisode. (...)

Jointe par la Cellule investigation de Radio France, l’ARS nous a répondu avoir conscience du "climat social dégradé" et des "difficultés de ressources humaines" dans cet Ehpad. "Une visite de l’établissement a d’ores et déjà été organisée le 17 mars 2022, poursuit l’ARS dans son mail, avant de conclure : "Nous restons attentifs à l’évolution de la situation au sein de l’Ehpad les Fontaines".

"Seul dans un couloir, les mains pleines d’excréments"

L’Ehpad d’Horbourg-Wihr n’est pas le seul à avoir été racheté par Bridge. Le groupe, fondé en 2017 par Charles Memoune, un ancien consultant d’Ernst & Young, a une stratégie : racheter des maisons de retraites médicalisées (Ehpad) de taille intermédiaire en zone rurale ou péri-urbaine. En cinq ans, Bridge a acquis 34 établissements, soit un peu plus de 2000 lits. Parmi eux, toujours en Alsace, il y a celui de Lutterbach près de Mulhouse. Là-bas aussi des familles se sont émues du traitement réservé aux résidents. Ainsi cette femme raconte dans un mail au Conseil de vie sociale de l’Ehpad de Lutterbach (voir ci-dessous) que début mars, elle a retrouvé son mari "seul dans le couloir, les mains pleines d’excréments". Elle a dû faire sa toilette elle-même. (...)

Ailleurs en France, une ancienne responsable d’un Ehpad du groupe Bridge, dénonce elle-aussi une "mauvaise prise en charge des résidents". Elle qui a quitté le groupe en automne dernier, raconte que dans son établissement, "une chambre n’avait plus de chauffage depuis deux ans", "des seringues pour piquer les résidents étaient périmées". Après les décès de plusieurs pensionnaires, raconte-t-elle encore, elle n’a pas pu envoyer de bouquets de fleurs aux familles car sa supérieure trouvait cela trop cher. Elle explique s’être donc contentée de "trois cartes", qu’elle juge "ridicules". Et puis elle décrit cette "pratique étonnante" : "Lors de la visite de préadmission, on montre aux familles un kit de présentation dans la future chambre du résident : un dessus de lit, un joli cadre, un vase avec des fleurs et un fauteuil très confortable… qui sont immédiatement enlevés une fois le contrat signé." (...)

D’après un document interne à Bridge que nous nous sommes procuré (voir ci-dessous), le groupe pratique aussi la surcapacité. C’est-à-dire qu’il accueille dans ses Ehpad plus de résidents que les ARS ne l’autorisent. D’après nos calculs, cela concerne 19 établissements sur 34. (...)