
Voici que s’ouvre un champ nouveau à l’étude des rêves : le plus vaste, où il n’y avait encore qu’un petit jardin secret. Jusqu’ici, les rêves ont été traités — avec des points de vue divers : psychanalytique, clinique, poétique, etc. — à travers des « cas » ou des privilégiés. Jean et Françoise Duvignaud et J.-P. Corbeau ont entrepris, eux, d’« entrer dans la région indéfrichée (indéchiffrée) de l’expérience onirique du plus grand nombre », et, par là, de « proposer une anthropologie du rêveur français contemporain » Rien de moins.
Aussi se sont-ils livrés à une enquête de type sociologique, combien patiente et délicate, qui leur a permis de recueillir, pour les traiter en laboratoire, quelque deux mille rêves dont les rêveurs sont classés par catégories socio-professionnelles ; ou extraprofessionnelles : adolescents et retraités. Les « marginaux » ne sont pas recensés à part ; on doit les retrouver dans la « classe » des grands adolescents et dans celle des « atopiques » ; parmi ceux-ci figurent les intellectuels et certains de ces privilégiés qui furent les objets à peu près exclusifs de l’examen des rêves. Ils sont ramenés ici à leur proportion statistique.
Bien entendu, il ne s’agit pas — il ne s’agit jamais — de saisir le rêve insaisissable, mais seulement le récit qui en est fait par le rêveur. Entre ce rêve et ce récit (instructif en lui même, comme le serait d’ailleurs, mais d’autre façon, un rêve inventé de toutes pièces), il y a autant de différence qu’entre la vie vécue du mémorialiste et les mémoires qu’il écrit.
(...) Le livre est à deux versants. Nous venons de découvrir la société dans les rêves. Les auteurs vont se demander maintenant « ce que la société cherche à travers les rêves des individus ». La réponse passe par les recherches fécondes de Jean Duvignaud sur d’autres thèmes de l’imaginaire : la société poursuit sa propre durée en conjurant par le rêve, en tout individu, l’instance naturelle de la mort.
Cette première écoute du « langage perdu » des hommes et les femmes « quelconques » révèle quelque chose de tout à fait surprenant : la vie quotidienne et ses tracas sont presque absents des rêves ; et plus totalement encore le flux revendicatif et protestataire, la politique, l’idéologie, la morale, le péché, Dieu. Ce qui s’y manifeste avec une grande force est un « hédonisme sans anxiété ni culpabilité ». L’homme, dans le rêveur, revendique et proteste autrement, au-delà : contre l’Etat et l’état des choses. Jeu libérateur, le rêve non seulement rêve une liberté, mais la projette.
A la dernière page, on nous rappelle la colombe de Kant, rêvant (éveillée) comme elle volerait mieux si elle, était libérée de la pesanteur. Illusion, dit Kant : elle tomberait dans le vide. Faux. Le philosophe ignore ce que sait un enfant : dans le vide, tout le monde tombe du même poids, le plomb et la plume. Au contraire, sans pesanteur tout le monde s’envole. Et la colombe, pas mieux que tout le monde. Mais on parle toujours du « trou » des rêves, de la chute du rêveur ; presque jamais de l’apesanteur du rêve où le rêveur plane. Et voilà justement ce qu’il rêve : échapper par le haut, vers une « utopie » qui n’est pas qu’un « rêve » et peut se nommer avenir…
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Il sera une fois, notre monde privé de rêves. Les humains d’alors s’étaient à ce point connectés avec tout un environnement virtuel, numérique, qu’ils en perdirent petit à petit la capacité de peupler leurs nuits de songes, de cauchemars ou de jolis moments oniriques de leur propre conception. Leurs cerveaux, totalement habités désormais par des puces, des capteurs, des écrans cérébraux, avaient perdu de vue la nécessité de forger eux-mêmes des images, de nourrir l’imaginaire de fictions fabriquées dans le plus secret de leur conscience ou dans les allées obscures d’un inconscient sans tabou. (...)
La banque des rêves vit le jour. Le catalogue prit bien vite de l’importance. Il y avait une infinité de rubriques, une immensité de possibles. Le rêve artificiel relevait à la fois du cinéma d’aventures, du parcours initiatique, des grands contes d’autrefois mais tout cela, passé au crible, au prisme d’une censure sévère qui expurgeait tout ce qui pouvait effrayer, interroger, inquiéter ou donner à penser.
Des sociétés se spécialisèrent dans la construction de ces rêves artificiels. (...)