
Bataille judiciaire dans le Gard contre la construction d’un gigantesque entrepôt, manifs à New Delhi, révolte de salariés à Seattle… Ils sont de plus en plus nombreux à se rebeller contre Amazon, accusé de tout détruire sur son passage : petits commerces, emplois, paysages… Jusqu’à faire vaciller ce géant de l’e-commerce, à qui la crise sanitaire a globalement plutôt bien profité ?
(...) Il faut de l’imagination pour se figurer, dans cette garrigue entourant le majestueux pont du Gard, un centre de tri Amazon de 40 000 mètres carrés au sol, haut d’au moins cinq étages, ouvert 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. « Au contraire, reprend Patrick, il faut en manquer cruellement pour accepter un projet pareil, livré clé en main à la municipalité. » La municipalité, c’est celle de Fournès, village d’un millier d’âmes entre Nîmes et Avignon, dont l’emplacement, à la sortie 23 de l’autoroute A9, permettrait aussi de desservir l’Espagne et l’Italie. Le projet d’entrepôt, qu’Amazon refuse de confirmer, a fuité par le biais d’un conseiller Pôle emploi du coin, avant de se transmettre par le bouche-à-oreille. (...)
Patrick Genay est apiculteur. Ses abeilles bourdonnent dans une clairière à quelques centaines de mètres de là. « J’ai besoin de trois ressources, explique-t-il devant ses ruches. L’eau du ruisseau, le pollen des fleurs et le nectar des arbres à miellat. L’implantation de l’entrepôt et le passage de 150 à 500 camions par jour vont bousculer cette biodiversité. » Il demande 1,3 million d’euros de préjudice, estimé sur dix ans. Avec une vingtaine d’habitants de Fournès, Patrick Genay s’oppose à l’ogre et défend des alternatives plus vertueuses – parc naturel régional, maraîchage ou recyclerie. (...)
Bras de fer dans le Gard
Chacun a ses raisons de s’élever contre l’arrivée de la multinationale de Jeff Bezos, l’homme le plus riche de la planète : la bétonisation, l’évitement de l’impôt, les conséquences pour les commerces, l’environnement ou la santé… « Mais ce qui rassemble tout le monde, c’est l’aspect paysager, résume Patrick Fertil, pharmacien en préretraite. Faire pousser une verrue gigantesque de la taille des arènes de Nîmes à 4,5 kilomètres du pont du Gard, classé à l’Unesco, c’est catastrophique pour notre territoire. » Le projet, validé par l’état, est suspendu en raison de plusieurs recours administratifs. Henri Fuhrmeister, professionnel du bâtiment, a déposé plainte au pénal pour prise illégale d’intérêts car certains des terrains vendus au constructeur appartiennent à des élus, dont le maire. « J’étais complètement ignorant d’Amazon et je n’avais jamais trop manifesté, mais aujourd’hui je pars en guerre », explique ce « scout laïc ni bobo ni écolo ».
“Amazon profite de la situation de pauvreté de certains territoires pour faire du chantage à l’emploi.” Monique Roques, habitante du Gard (...)
Quoi qu’il en soit, la firme de Seattle détruit plus d’emplois qu’elle n’en crée : l’ancien secrétaire d’état au numérique Mounir Mahjoubi a estimé que, pour un emploi créé par Amazon France, entre deux et trois étaient perdus dans les commerces de proximité. Les Gardois sont optimistes : ils ont réussi à fédérer associations environnementales, altermondialistes, culturelles, Gilets jaunes, confédération des commerçants et députés de gauche et de droite. Une alliance inédite qui a abouti à une proposition de loi pour arrêter l’implantation de nouveaux entrepôts de commerce en ligne, et dont ils espèrent qu’elle sera intégrée à celle d’un moratoire sur les zones commerciales, proposée par la Convention citoyenne et approuvée sur le principe par Emmanuel Macron. (...)
Patrick Fertil a le sentiment que peut se produire « un basculement historique ». « La crise actuelle va dans notre sens, conclut-il. Amazon, c’est le monde d’avant, tout ce qu’on ne veut plus voir au XXIe siècle. » Pourtant, l’entreprise est l’un des seuls grands gagnants de la crise sanitaire qui secoue la planète (...)
Au départ simple librairie en ligne, la marque a investi tous les domaines de nos vies, jusqu’à se rendre incontournable, au sens premier du terme : vente en tout genre, alimentaire, audiovisuel, informatique, automobile, immobilier, banque… et même conquête spatiale ou équipement sécuritaire (...)
L’ambition de Jeff Bezos est sans limites. Mais cette expansion inexorable pourrait se retourner contre lui : Amazon, qui n’a eu longtemps pour seuls opposants que les libraires, les écologistes ou les anticapitalistes, a levé dans le sillage de ses ramifications tentaculaires des résistances multiples et inhabituelles tout autour du globe. (...)
L’Inde est le dernier marché stratégique en date pour l’entreprise de Jeff Bezos, qui en a fait une de ses priorités. L’atterrissage est plus ardu qu’il ne l’avait prévu : il doit faire face à deux concurrents indiens solides, Flipkart et Paytm Mall, et au gouvernement ultraconservateur de Narendra Modi, qui multiplie les mesures protectionnistes. En début d’année, la visite du PDG d’Amazon a été perturbée par des manifestations de commerçants dans sept cents villes du pays, aux cris de « Amazon, rentre chez toi ! ». (...)
“Amazon a d’ores et déjà affecté la santé économique de millions de commerçants indiens.” Praveen Khandelwal, secrétaire général du CAIT, une fédération de syndicats du secteur (...)
Vent de rébellion à Seattle
Au cœur même du réacteur, Amazon doit aussi composer avec une colère interne qu’elle peine de plus en plus à contenir. (...)
“On m’a fait taire pour avoir dit la vérité.” Emily Cunningham, salariée d’Amazon licenciée en avril
Déjà très mobilisée pour la justice climatique – elle avait lancé un collectif en 2018 afin de forcer son grand patron à prendre des mesures plus ambitieuses en faveur de l’écologie –, Emily Cunningham en est persuadée : « On m’a fait taire pour avoir dit la vérité ». Sommé d’expliquer ces licenciements, Jeff Bezos a assuré « n’avoir aucun problème » avec les voix contestataires. Mais l’histoire de sa société témoigne d’une hostilité viscérale au syndicalisme. (...)
Signe, sans doute, du besoin de resserrer les rangs : le grand patron s’est récemment remis aux commandes d’un vaisseau dont il avait largement délégué le pilotage ces dernières années. Mais si, pendant la pandémie, la défiance tous azimuts envers Amazon s’est encore amplifiée, l’entreprise n’en reste pas moins, au niveau mondial, la quatrième plus importante en Bourse. Reste donc à savoir si les poches contestataires, de la campagne gardoise aux faubourgs de Delhi, en passant par les immenses bulles de verre de son QG américain, pourront entraver sa marche en avant. Et dessiner un monde qui ne soit pas dominé d’un bout à l’autre par Amazon.