Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
1538 Mediterranée
Algérie-Tunisie : Les systèmes de santé publique vont craquer
Perrine Massy, Timothée Vinchon (à Tunis) Leïla Beratto (à Alger)
Article mis en ligne le 10 avril 2018
dernière modification le 9 avril 2018

A Tunis comme à Alger, la grève des médecins résidents a mis en lumière les défaillances des systèmes de santé. Héritage socialiste égalitaire pour l’Algérie, héritage de l’époque de Bourguiba pour la Tunisie, la santé publique est pourtant en déliquescence et les problèmes de gestion poussent les patients vers le privé.

« Je me suis retrouvé à faire des gardes de 24 heures un jour sur deux, 30 jours de suite. Un jour, en rentrant, je me suis endormi au volant et je suis rentré dans un mur », raconte Mehdi*, résident dans un hôpital de Tunis. Débordés, les résidents tunisiens ont le sentiment d’être les “bouche-trous” des hôpitaux, qui souffrent d’une infrastructure vieillissante, d’équipements défaillants et de mauvaise gestion. « Par exemple, poursuit Mehdi, quand tu es interne en pédiatrie, à cause du manque d’appareils respiratoirs, tu passes parfois la nuit à te relayer avec l’autre résident de garde pour faire respirer manuellement des nourrissons. Tu n’as pas intérêt à t’endormir ». Cette dégradation des conditions de travail touche également les infirmiers et aides-soignants. Une étude de 2013 a ainsi révélé que près de 70% des infirmiers de l’hôpital de Sfax souffraient d’épuisement professionnel. Face à cette situation, les tensions sont fortes entre médecins et personnel paramédical. « Honnêtement, beaucoup ne font pas leur travail, on est obligés de le faire à leur place au détriment de la formation », regrette Mehdi.

« La loi algérienne, c’est six gardes maximum par mois, témoigne un chirurgien d’Alger. Faire plus de dix gardes, c’est normalement uniquement par réquisition du directeur de l’hôpital ou d’un officier de police judiciaire. Mais c’est pourtant courant ». Dans les rangs des résidents manifestants, Sofia*, résidente en cardiologie, énumère la liste des problèmes quotidiens qui l’épuisent : « Certains jours, je n’ai pas de tensiomètre pendant ma garde. Parfois, l’appareil qui fait les radios est en panne. D’autres fois, les brancardiers ne sont pas là. Je passe mes journées à gérer des problèmes qui ne sont pas de ma responsabilité et je ne soigne pas : je fais du bricolage ». (...)

« Et on parle d’un hôpital de la capitale du pays ! Imaginez dans les Hauts-plateaux ou le sud », souligne Sadek Hamlaoui, l’un des porte-parole du Collectif autonome des médecins résidents algériens. (...)

Les deux pays voisins ont pourtant investi dans la santé publique. En Algérie, le budget de la santé a été multiplié par 4 entre 2000 et 2010. Malgré la crise budgétaire liée à la baisse des revenus du pétrole, le budget de la santé pour 2018 dépasse 3,4 milliards de dollars. En Tunisie, la loi de Finances 2018 prévoit un budget de 773 millions de dollars. Si face au manque de matériel et de spécialistes dans certaines régions, les responsables tunisiens invoquent souvent la situation économique difficile du pays, un rapport publié en 2016 montre qu’il s’agit tout autant — voir plus — d’un problème de gestion que de moyens. La répartition des équipements entre les différents établissements de santé y est par exemple qualifié d’ « irrationnelle ». (...)

De mauvaises gestions qui mènent à la corruption
En Algérie, la gestion administrative a été en partie décentralisée. Le directeur de l’hôpital doit arbitrer selon une enveloppe forfaitaire remise par l’Etat ainsi qu’un versement, forfaitaire lui aussi, de la Caisse nationale d’assurance maladie. Problème : certaines spécialités sont plus chères que d’autres. « D’un point de vue financier, l’hôpital a souvent intérêt à ne pas soigner », soupire un médecin spécialiste du service public. Les choix des gestionnaires sont souvent mis en cause par les soignants. (...)

Dans un article, le professeur de chirurgie Abid Larbi, ancien directeur de santé publique au ministère de la santé, souligne que les taux d’occupation des hôpitaux avoisinent les 50%, à l’exception des établissements mère-enfant, des maternités et des services de gynéco-obstétriques. « Au lieu de construire des polycliniques, en mettant en valeur le médecin omnipraticien, on construit encore dans toutes les régions du pays des hôpitaux qui sont à moitié vides », souligne-t-il. Selon lui, la région d’Adrar aurait ainsi plus besoin de polycliniques et de maternités que des cinq hôpitaux en construction. « L’insuffisance de contrôle et des priorités mal définies sont une source de gaspillage des deniers publics », affirme-t-il.

En Tunisie, la mauvaise gestion et l’absence de contrôle ouvrent la voie à la corruption au sein des hôpitaux. C’était l’une des principales causes de mécontentement exprimées par les patients de tout le pays lors du dialogue sociétal de santé organisé en 2014 : bakchich versé aux employés de l’administration pour contourner les longues heures d’attente aux consultations, passer un examen ou obtenir les résultats d’analyses sanguines plus rapidement… Mais la corruption existe également à un plus haut niveau, dans l’attribution des appels d’offre pour les médicaments par exemple. (...)

En Tunisie, environ 90% de la population bénéficie d’une couverture santé. Mais il existe une inégalité, en particulier géographique, dans l’accès aux soins : ainsi, les habitants du Kef, dans le nord-ouest, doivent parcourir plus de 200 kms pour accéder à l’hôpital universitaire, alors que ceux-ci sont surtout concentrés sur la côte, plus prospère. Par ailleurs, être assuré et avoir accès à un établissement de santé ne garantit pas toujours une qualité de soins correcte. (...)

S’adapter aux mutations sociales
En Algérie, alors qu’une nouvelle loi de santé est en examen, les autorités répètent que la santé gratuite pour tous est la pierre angulaire du système. Pourtant, la part à charge des ménages représente aujourd’hui 30% de la dépense nationale de santé, soit l’équivalent de la part de la Sécurité sociale. Le système de santé n’est pas en mesure, tel qu’il est organisé, de faire face aux mutations sociales. (...)

surtout, les disparités régionales sont très importantes. (...)

En Tunisie, la parole s’est libérée avec la révolution de 2011, entraînant des dénonciations plus fréquentes, des dépassements et erreurs médicales. La frustration des patients peut même parfois se transformer en agressivité. « Ma principale préoccupation est devenue ma sécurité. Quand un patient décède, ses proches s’attaquent à toi. On dirait que c’est toi qui as tué le patient. Tu as pourtant fait de ton mieux, en fonction des moyens que tu avais », confie Amina Bouzidi, résidente en pédiatrie à Monastir. Elle espère une prise de conscience collective : « Nous on souffre, tout comme nos concitoyens, de l’état des hôpitaux. Donc ça concerne tout le monde ». (...)

Si les médecins fuient vers le privé, ils vont aussi s’installer à l’étranger. L’an dernier, 45% des nouveaux diplômés en médecine sont partis à l’étranger : un exil sans précédent. Réputés pour être bien formés, les médecins tunisiens sont accueillis à bras ouverts dans de nombreux pays. En France, ils sont la première nationalité représentée parmi les lauréats du concours d’équivalence en médecine destinée aux étrangers. Le sentiment que les autorités ont abandonné la santé publique les pousse à partir. « Moi je ferai ce que je peux pour rester, pour servir mon pays, mais on se sent méprisés et humiliés », soupire Wajdi*, interne en pédiatrie.

Selon un rapport de l’organisation internationale du travail, le taux d’émigration des médecins est de l’ordre de 4% pour l’Algérie et de 3.5% pour la Tunisie en 2004. Il n’a cessé d’augmenter rapidement depuis la fin des années 1990, surtout pour l’Algérie.(...)

Le mécontentement des patients comme des soignants ne date pas d’hier. Le 24 mars 2018, les internes et résidents tunisiens ont mis fin à une grève qui aura duré 47 jours. A l’initiative de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins (OTJM), le mouvement réclamait entre autres la création d’un statut légal pour les internes et résidents et protestait contre une réforme du diplôme de médecine qui retardait son obtention à la fin de la spécialité. Particulièrement déterminés, les jeunes médecins ont manifesté à plusieurs reprises, regroupant jusqu’à 3 000 internes et résidents devant le ministère de la Santé au début du mois de mars. Ils ont finalement réussi fait plier le ministre et obtenu gain de cause : publication du statut des internes et résidents, séparation du diplôme de médecine et de spécialité pour les étudiants concernés cette année, et participation dans les discussions concernant la réforme des études. Pour Slim Ben Salah, membre du conseil de l’Ordre des médecins, « c’est une bataille de gagnée, mais il y a beaucoup d’autres choses à revoir pour refaire de la médecine l’un des piliers de la Tunisie. »

En Algérie, la grève dure depuis quatre mois et semble se durcir. Le 26 mars, les médecins spécialistes titulaires ont rejoint le mouvement de grève. Les résidents réclament l’abolition du service civil, une période obligatoire de plusieurs années au cours de laquelle ils sont envoyés dans les régions où il manque des médecins. Selon eux, l’état ne donne pas les moyens aux résidents de faire correctement leur métier. (...)