
L’Histoire à hauteur d’hommes, de femmes, et même d’enfants ; entrelacs de destins tragiques ou heureux, chamboulés par des temps mouvants. À l’heure où l’on célèbre le soixantième anniversaire des accords d’Évian (18 mars 1962), l’historienne française Malika Rahal nous extrait des commémorations pompeuses et des récits surplombants, pour nous conduire au plus près de l’événement. Ou plutôt : des événements, multiples, parfois confus et erratiques, qui façonnèrent l’émergence d’une Algérie postcoloniale, au-delà des quelques balises qui finissent par perdre de leur sens à force d’être répétées – le cessez-le-feu de mars puis la fusillade de la rue d’Isly, l’indépendance de juillet, le gouvernement Ben Bella de septembre…
Surtout, Algérie 1962 décentre nos regards : pour une fois, le drame des pieds-noirs, des appelés, des harkis n’est pas au centre du récit ; même les faits d’armes des figures indépendantistes n’y sont pas particulièrement exposés. Sur près de cinq cents pages, c’est aux gens « ordinaires », pris dans le tourbillon de l’« extra-ordinaire », que l’ouvrage redonne chair. Le quotidien de celles et ceux qui vivaient sur ces terres et qui, pour l’essentiel, y restèrent. Malika Rahal le retrace à travers une somme de témoignages individuels et de faits documentés, de souvenirs personnels et de représentations plus collectives (par le biais des chansons ou des films produits à l’époque), dessinant le tableau fascinant d’une société algérienne qui fut sommée, très vite, de se recomposer.
Aujourd’hui, et en France, on peine à imaginer l’ampleur des bouleversements auxquels elle fut confrontée. (...)
« L’Algérie, de ce point de vue, est semblable à l’Europe de 1945, écrit l’historienne : c’est un pays fourmilière où on se déplace en tous sens. » Mouvements de population entre les campagnes et les villes, et au sein même de celles-ci, dont les quartiers changent de visage. (...)
Dans une telle réinvention d’elle-même, où l’effervescence prit parfois des allures de chaos, l’Algérie de 1962 fut évidemment le théâtre de manifestations festives, et d’une énergie qui avait enfin le droit de déborder. Elle fut aussi traversée de rumeurs – celle du « sang volé » prétendait que des Européens étaient enlevés puis vidés de leur sang, afin de transfuser des « musulmans ». Elle continua, en dépit du cessez-le-feu, d’être déchirée par la violence… qui atteignit même, en 1962, son paroxysme, entre celle de l’OAS et celle des règlements de comptes inter-Algériens. Une réalité complexe que tente d’explorer la chercheuse, reconnaissant que « proposer une histoire populaire de 1962 exige de poser la question de la violence des Algériens, en particulier de leur violence contre d’autres Algériens, sujet doublement délicat du fait du contexte angoissé de l’époque, et de la force des revendications militantes récentes auxquelles prennent parfois part les chercheurs ». (...)
Malika Rahal – qui, à 48 ans, vient de prendre la tête de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) – assume sans détour les difficultés de son entreprise. Ses doutes. Les « surenchères narratives » qu’elle a dû déjouer, ou les manques qu’elle a dû affronter pour édifier une fresque savante, dépassionnée, la plus complète possible. Proposant le récit d’une histoire populaire jusqu’alors sous-exploitée par la recherche, et qui inscrit sa propre complexité dans celle, décidément infinie, de la guerre d’Algérie. (...)