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Alerte sur la sophistication des techniques d’endettement illégitime via la téléphonie mobile
Article mis en ligne le 6 novembre 2019
dernière modification le 5 novembre 2019

A l’ère de la téléphonie mobile généralisée, on assiste à une sophistication des techniques employées par certaines firmes capitalistes pour généraliser l’endettement illégitime des classes populaires.

Au Kenya, pays de 50 millions d’habitants, considéré comme à la pointe de la téléphonie mobile et de la digitalisation, des firmes capitalistes ont développé les crédits par téléphone en proposant différentes applications qui permettent aux usagers de contracter un crédit très rapidement et facilement.

La phase actuelle de la microfinance est caractérisée par l’essor des services « bancaires » octroyés par des entreprises qui n’ont pas de licence bancaire (c’est-à-dire qui n’ont pas l’autorisation d’exercer le métier de la banque) et qui, en conséquence, ne doivent rendre des comptes ni aux autorités de régulation du secteur bancaire ni à la banque centrale Banque centrale (...)

Les autorités du Kenya vantent les avantages comparatifs de l’économie du pays en mettant en avant son avance technologique par rapport au reste de l’Afrique, notamment le développement de l’argent mobile (...)

40 % des adultes auraient un compte bancaire c’est-à-dire beaucoup moins que les 70 % qui utiliseraient l’argent mobile. En Tanzanie, le pays voisin, 18 % des adultes auraient un compte bancaire et près de 20 % utilisent l’argent mobile. Au Kenya, il y a au moins 49 plateformes internet de crédit. (...)

La plus grande d’entre elle est Safaricom [1] qui contrôle 2/3 du marché kenyan de la téléphonie mobile a lancé une offre de services bancaires via M-Shwari et M-Pesa : elle prête de l’argent et elle en prend en dépôt sur un compte d’épargne. A la mi-2018, après un peu moins de deux ans d’activités, Safaricom’s M-Shwari avait octroyé des crédits pour un montant de 230 milliards de shillings [2] (soit environ 2 milliards € ou 2,3 milliards US$).

Parmi les firmes qui proposent de l’argent mobile on trouve deux sociétés basées en Californie, Tala et Branch. Elles s’adressent aux « investisseurs » des États-Unis en leur disant que s’ils investissent leur argent auprès d’elles, ils feront de juteux profits (...)

"L’argent mobile aboutit à une nouvelle forme d’esclavage ou de servitude"

Il faut bien avoir en tête que ce type de firmes utilisent à fond l’effet de levier (...)

c’est-à-dire qu’elles prêtent pour un volume qui peut aller jusqu’à 30 fois les fonds dont elles disposent. Et pour équilibrer leur bilan, elles empruntent aussi 30 fois plus que leurs fonds propres (...)

On croit rêver en poursuivant la lecture de l’article mentionné : « La technologie permet ainsi à des millions de ménages à faible revenu d’organiser leur vie privée et professionnelle aussi efficacement et de manière aussi flexible que les ménages plus aisés. »

La réalité est toute différente et ce type de crédit, loin de libérer ceux et celles qui y recourent, aboutit à une nouvelle forme d’esclavage ou de servitude. Les classes populaires empruntent de l’argent via leurs téléphones mobiles pour couvrir des dépenses de première nécessité : rembourser la traite d’un emprunt afin d’éviter un défaut de paiement, acheter de la nourriture, payer les frais scolaires, payer des frais de santé, payer la note de téléphonie mobile, payer des frais de transport public…

À ce stade du développement de ce type d’endettement, on dispose de données insuffisantes sur la répartition hommes / femmes parmi la clientèle des firmes d’argent mobile. Mais il est clair que les femmes constituent pour les sociétés capitalistes une cible très importante. Pour reprendre leurs termes, c’est un marché potentiel énorme qu’il faut réussir à « conquérir » et à « pénétrer ». (...)

"Les femmes constituent pour les sociétés capitalistes une cible très importante"

On voit à quel point les firmes capitalistes pourraient renforcer l’oppression et l’exploitation des femmes des classes populaires par le biais du développement de ces nouvelles formes de crédits.

Les nombreuses plateformes digitales qui proposent des crédits prélèvent des taux d’intérêt (...)

élevés et de nombreux frais. Elles mènent d’intenses campagnes pour gagner des clients et leur faire ouvrir un compte via leur téléphone mobile. Pour convaincre les clients, elles ne précisent pas clairement les conditions du contrat. (...)

En cas de défaut de paiement, ces firmes ont les moyens de harceler les personnes endettées pour obtenir le remboursement et ajoutent de lourdes pénalités. Comme elles disposent des numéros de téléphone de tous les correspondants de leurs clients, certaines d’entre elles menacent de téléphoner aux personnes de leur carnet d’adresse. Et si malgré la menace, le client n’arrive quand même pas à rembourser, elles passent à l’action en téléphonant aux membres de leur famille, à leur employeur, etc. Cela entraîne une situation de stress terrible, cela génère un sentiment de honte, cela conduit à des drames familiaux, à la perte de l’emploi et peut mener à de véritables catastrophes jusqu’au suicide.

Pour rappel les sociétés de téléphonie mobile disposent non seulement des carnets d’adresses de leurs clients, elles ont accès à leurs communications (sms, communications orales, e-mails…) et elles peuvent savoir où leurs clients se trouvent et quels déplacements ils effectuent. Elles peuvent également connaître l’état financier de leur client qui utilisent des comptes bancaires en ligne. On sait que la protection des données est très faible, voire inexistante dans certaines circonstances.

Pour échapper aux banques et aux usuriers traditionnels, une des issues qui s’offraient aux personnes surendettées était de quitter leur domicile, quitter leur village ou leur ville. Avec l’argent mobile, cela devient beaucoup plus difficile car via l’utilisation du téléphone mobile, même en changeant de fournisseurs, il est plus facile de retrouver les personnes surendettées qui tenteraient de disparaître des « radars ». D’autant que des firmes se spécialisent dans l’activité de recherche sur les réseaux mobiles. (...)

De manière évidente, les firmes qui se sont lancées dans l’argent mobile, comptent sur l’endettement permanent de leurs clients : elles cherchent à ce qu’ils fassent continuellement appel à leurs services afin de continuer à recevoir des remboursements. Les clients s’endettent pour rembourser et afin de surmonter un manque chronique de cash pour faire face à des dépenses de la vie courante ou à des accidents de la vie.

Safaricom a ouvert au début de l’année 2019 une nouvelle application appelée Fuliza. Safaricom Fuliza s’adresse aux clients de Safaricom qui sont en défaut de paiement pour leur proposer de petits crédits à court terme avec une prime de risque (...)

Il est clair que le Kenya et la Tanzanie dans une moindre mesure constituent des terrains d’expérimentation et de sophistication des techniques d’endettement abusif générant des dettes privées illégitimes et souvent illégales. D’autres marchés sont visés : le Nigeria dont la population atteint 200 millions, l’Inde dont la population dépasse 1 300 millions et le Mexique (130 millions). (...)

Il faut dénoncer le discours dominant sur l’inclusion financière des classes populaires. L’inclusion financière telle qu’elle se déroule réellement met à la merci du capital, de la concurrence et du marché une masse de plus en plus importante de personnes. (...)

Ces structures existent sous des formes différentes dans une grande partie de l’Afrique et dans d’autres continents. En marchandisant l’accès au crédit, en mettant à la merci des prêteurs privés un nombre croissant de personnes, l’inclusion financière signifie plus de souffrance, moins de liberté, moins de protection des données personnelles, plus de misère et plus d’individualisme.

"Les firmes capitalistes qui se spécialisent dans la monnaie mobile « banquent » sur les classes populaires"

Bien sûr, il ne faut pas perdre de vue les fondements structurels de la nécessité de s’endetter pour faire face à des nécessités élémentaires. Le fondement, c’est l’offensive du capital qui a pour nom néolibéralisme et qui consiste notamment à comprimer les salaires, à précariser les emplois, à réduire radicalement la quantité et la qualité des services publics, à augmenter les frais de santé, d’éducation, de transport, à alourdir les taxes indirectes frappant le plus durement ceux d’en bas.

Si on veut combattre les nouvelles formes de dettes illégitimes, il faut non seulement interdire les pratiques abusives mais il faut aussi appliquer des politiques radicales avec pour effet d’augmenter le revenu des classes populaires, améliorer et augmenter les services publics, assurer leur gratuité. Il faut aussi renforcer toutes les mesures concrètes nécessaires pour assurer l’émancipation des femmes et mettre fin aux mécanismes d’oppression capitaliste patriarcale.

Il convient également de retirer des mains des capitalistes le secteur financier et le transformer en véritable service public sous contrôle citoyen. (...)

La technologie de l’argent mobile pourrait être réellement mise au service de la population si elle était un monopole de service public. (...)