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Philosophie
Alain Supiot : “Le néolibéralisme néglige la part d’incalculable de la vie humaine”
Article mis en ligne le 4 septembre 2022

Vos recherches mettent en lumière combien l’État social, invention des pays démocratiques au XXe siècle, est attaqué depuis quarante ans par “la gouvernance par les nombres”, c’est-à-dire la foi dans l’ordre spontané du marché. Pouvez-nous nous rappeler les principes directeurs de cette gouvernance par les nombres ?

Alain Supiot : Cette gouvernance est le dernier avatar de la foi scientiste qui – dans ses deux variantes capitaliste et communiste – a dominé le monde depuis deux siècles. Identifiant raison et calcul, cette foi conduit à arraisonner les hommes et la nature comme des objets, rendus gérables et manipulables par la découverte des lois immanentes censées les régir. La connaissance de ces lois rendrait progressivement superflu le débat politique, le pouvoir devant être à terme entièrement confié à des techniciens, qui interviennent « à la manière d’un horloger qui met de l’huile dans les rouages d’une horloge ». Cette métaphore est employée par Friedrich Hayek, le plus brillant théoricien du néolibéralisme, pour décrire la mission de dirigeants au service de « l’ordre spontané du marché ». Mais elle aurait aussi bien pu être utilisée par Lénine, selon qui le règne du socialisme scientifique devait conduire à remplacer les hommes politiques par des ingénieurs. (...)

“La gouvernance par les nombres contient l’idée que le débat politique va progressivement devenir superflu, le pouvoir devant être à terme entièrement confié à des techniciens”

Plutôt que les nombres, à quel mot préfériez-vous rattacher une gouvernance juste et raisonnable, respectueuse de nos droits ?

Surtout pas « gouvernance » ! Mais bien plutôt gouvernement, un gouvernement qui renouerait avec le sens politique de la part d’incalculable de la vie humaine et avec les savoirs de l’expérience, dont seul un régime réellement démocratique permet de tenir compte dans leur infinie diversité. (...)

Qui n’est pas capable de se limiter lui-même est condamné à rencontrer hors de lui sa limite catastrophique. Cela vaut pour les États ou les empires comme pour les individus. À l’évidence, c’est à cette limite que se heurte le néolibéralisme, dont la caractéristique est de prendre pour des réalités les trois fictions fondatrices du capitalisme, mises en lumière par Karl Polanyi (1886-1964) dans La Grande transformation (1944). Elles consistent à traiter la terre, le travail et la monnaie comme si c’étaient des marchandises. Or ces fictions ne sont tenables qu’étayées par des dispositifs juridiques (droit de l’environnement, droit social, droit monétaire) qui protègent le temps long de la vie humaine du temps court des marchés. Posés à l’échelle nationale, ces étais juridiques du capitalisme ont été méthodiquement sapés par la globalisation depuis quarante ans, d’où répétition et la montée en puissance des crises écologiques, sociales et financières qui secouent périodiquement le monde depuis la fin du XXe siècle. (...)

Ministre de l’Économie, Emmanuel Macron avait invité la jeunesse à devenir milliardaire… Est-ce là un signe de cynisme ? Ou y voyez-vous une conviction profonde se détachant du “bien-être commun”, motif qui traverse votre travail ?

Il n’y a là nul cynisme, mais bien plutôt l’expression presque naïve de la foi de Macron dans le dogme premier du catéchisme économique professé depuis deux siècles : la conversion providentielle de la cupidité privée en vertu publique. Un tel credo discrédite d’emblée le « renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible » et la « préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre » où Montesquieu voyait les conditions premières d’un régime républicain. Donner l’enrichissement en idéal à la jeunesse aurait paru répugnant aux inventeurs grecs de la démocratie (...)

Vous invitez dans votre essai à “rallumer les Lumières”. Quelle fut la grande promesse de ces Lumières qu’il s’agirait de réactiver aujourd’hui ?

Le point commun de toutes les différentes philosophies qui se retrouvent dans les Lumières s’incarne sans doute dans l’invitation lancée par Kant à oser penser par soi-même (Sapere aude !) et à passer ainsi au crible de la raison les dogmes reçus par une société donnée à une époque donnée. Comme l’ont noté Tocqueville ou Comte, cela ne veut pas dire qu’une société puisse se passer de fondements dogmatiques, mais qu’il est possible de les remettre en question et d’en adopter de nouveaux. (...)

Telle fut l’œuvre des révolutions américaine ou française, qui ont proclamé certaines des « vérités évidentes en elles-mêmes » qui continuent de s’imposer à nous (...)

“Avec la globalisation, ce sont les adversaires de Montesquieu qui l’ont emporté : primauté de la compétition sur la coopération, contractualisation de tout lien social, uniformisation du monde…” (...)

“Avec la globalisation, ce sont les adversaires de Montesquieu qui l’ont emporté : primauté de la compétition sur la coopération, contractualisation de tout lien social, uniformisation du monde…” (...)

À grands traits, il y a d’un côté ceux qui ne voient dans l’homme qu’un animal comme un autre, saisis qu’ils sont par ce que mon collègue biologiste Alain Prochiantz a nommé « l’étrange fureur d’être singe ». Et d’un autre côté ceux qui, au nom de l’arbitraire du signe, croient possibles de congédier le réel et d’échapper à toute détermination biologique… Des synthèses sont possibles entre ces deux pentes délirantes, comme celle qui conduisit à congeler le cadavre du grand Lénine dans l’attente du jour où les progrès de la science permettraient de le ramener à la vie. (...)

La justice sociale ne pourra se développer que par la voie de la “mondialisation”, dites-vous, c’est à dire par solidarités nouvelles tissées entre les nations. Sommes-nous sur la bonne voie ?

Les forces entropiques de la globalisation continuent de prévaloir, avec leur cortège de crises à répétition et de fureurs identitaires, dont la dernière manifestation est le retour de la guerre en Europe. La globalisation marchande est le ventre fécond des obsessions identitaires – il n’y a donc pas à choisir entre les deux. Pour échapper à ce faux dilemme entre uniformisation et tribalisation de l’humanité, il faudrait emprunter en effet la voie d’une véritable mondialisation qui, conformément au sens étymologique premier de ce mot, reposerait sur la coopération, et non la compétition entre des peuples et des individus riches de leurs différences, mais plus que jamais interdépendants face à la montée des risques écologiques, technologiques, sociaux et sanitaires. (...)