
L’Europe a-t-elle réellement avancé en soixante-dix ans ? Sur sa capacité à accueillir des réfugiés fuyant guerres et persécutions, on peut décemment se poser la question tant les tergiversations d’aujourd’hui rappellent celles d’avant-guerre
Il s’agissait alors d’accueillir des dizaines de milliers d’Allemands et d’Autrichiens fuyant le nazisme. Si les situations ne sont pas superposables, la question des réfugiés, omniprésente depuis les naufrages du printemps 2015, les réticences de certains, et la volonté de beaucoup, de trouver des solutions plus humaines, valent de se pencher sur cette terrible année 1938. Se tient alors en France la conférence d’Evian, chargée de statuer sur le sort de ces nouveaux migrants.
« J’ai le privilège de recevoir sur la terre de France, terre d’asile et de libre discussion, le comité intergouvernemental pour les réfugiés qui a répondu à un appel émouvant. La France reste ainsi fidèle à ses traditions les plus anciennes d’hospitalité universelle. » Le délégué français, Henri Bérenger, ajoute que son pays a l’intention de « contribuer dans la limite de ses moyens » à l’arrivée massive de réfugiés, bien que la situation soit arrivée « au point extrême de saturation ».
S’agit-il d’une des multiples réunions inter-gouvernementales qui se tiennent en ce mois de septembre 2015 pour répondre à l’afflux de réfugiés syriens aux portes de l’Europe ? Non, nous sommes en juillet 1938, à Evian. (...)
Préférence nationale et quotas d’ouvriers étrangers
1938 est une de ces années-charnières, où le sort d’un continent bascule, mais où la conscience de ce qui se produit de manière ouverte, accélérée et irréversible, n’apparaîtra aux yeux de tous qu’a posteriori. Pour autant, la menace commence à se préciser pour quiconque est attentif à l’information et doté d’un minimum de sens critique. Le 12 mars marque le premier passage à l’acte d’une Allemagne qu’on avait voulue jusque là démilitarisée, soumise au contrôle des vainqueurs de la Grande guerre. C’est l’Anschluss : l’annexion immédiate de l’Autriche par l’Allemagne hitlérienne suite à un coup d’état du parti nazi autrichien.
Vienne était jusque-là un refuge prisé, en raison de sa proximité et de la communauté de langue. Mais aux 500 000 juifs allemands, soumis depuis 1935 aux lois raciales de Nuremberg, s’ajoutent désormais 250 000 juifs autrichiens, à leur tour victimes d’une législation raciste, des violences et des homicides perpétrés par les nazis. Dans ce contexte, la question des réfugiés – pour lesquels le droit international n’a pas encore statué – devient une question européenne et mondiale. Mais l’époque où l’immigration était bienvenue, pour reconstruire des pays rendus exsangues par la Première guerre mondiale, est révolue. En 1932, la France a établi la préférence nationale dans le marché du travail et déterminé des quotas d’ouvriers étrangers dans les entreprises.
Les réserves, voire les refus, de nombreux gouvernements d’accueillir alors les réfugiés allemands et autrichiens font comme un étrange écho aux tergiversations d’aujourd’hui. Les débats que provoquent l’arrivée massive de réfugiés, principalement syriens, qui fuient une guerre civile – et une idéologie qualifiée par certains, comme le Premier ministre Manuel Valls, d’« islamo-fascisme » – ne sont pas sans rappeler les discours d’hier, face aux « migrants » qui tentent d’échapper nazisme. (...)
Retour en juillet 1938. Pour les réfugiés juifs qui ne privilégient pas la Palestine ou une terre coloniale lointaine, les pays d’Amérique latine ou du Commonwealth constituent le dernier espoir. Les réponses ne se font pas attendre : « N’ayant aucun réel problème racial en Australie nous ne sommes pas désireux d’en importer en encourageant une large immigration étrangère. » Quant au délégué canadien, interrogé sur le nombre de réfugiés que son gouvernement envisage d’accueillir, il répond : « Un seul serait déjà trop. »
Soixante-dix ans plus tard, Xavier Bertrand, maire de Saint Quentin (Picardie), et tête de liste des Républicains aux élections régionales, ne dit pas autre chose : « La ville de Saint-Quentin n’accueillera pas de nouveaux réfugiés », déclare-t-il le 8 septembre sur Europe 1. « Je ne sais pas les accueillir, les former, les intégrer, leur donner un emploi. » Et de s’inquiéter : « Est-ce que vous pensez sincèrement qu’ils retourneront dans leurs pays ? ». « Il faut les ramener dans leur pays, quitte à organiser des zones humanitaires où ils sont en sécurité », propose quelques jours plus tôt Marine Le Pen. « Si nous devons accueillir des réfugiés de guerre, nous devons les accueillir pour la durée de la guerre et ils doivent retourner ensuite chez eux », renchérit Nicolas Sarkozy, le 13 septembre.
La « conférence de la honte »
En 1938, la seule exception vient de la République de Saint-Domingue qui propose d’accueillir 10 000 juifs moyennant finance. Mais le massacre récent de 20 000 Haïtiens dans l’île décourage les autres nations de donner suite à cet appel, du reste largement motivé par la présence jugée excessive de la population noire. La conclusion du délégué français à ce qui restera dans l’Histoire comme la « Conférence de la honte » est un bijou de rhétorique : « La France, messieurs, est heureuse d’avoir pu montrer (...) qu’elle était en mesure par la fidélité de ses institutions républicaines et l’ordre public de sa démocratie de recevoir toutes les nations du monde et de leur assurer (...) un asile pour les délibérations intergouvernementales en vu de la paix de tous les peuples, de l’indépendance de toutes les patries, de la liberté de tous les citoyens du monde. » Un asile pour les délibérations gouvernementales... (...)
La fin de l’année 1938 est marquée par une accentuation et une extension des persécutions. Après l’adoption des lois raciales en Italie, l’Allemagne se livre à son premier meurtre de masse lors de la Nuit de Cristal – une centaine de morts en quelques heures et trente mille déportés. Des milliers de juifs trouvent refuge dans des destinations lointaines, au Paraguay ou à Shanghai. Sur les 140 000 demandes effectuées, les États-Unis n’accueillent que 27 000 juifs allemands et autrichiens pour toute l’année 1938 (jusqu’en septembre 1939, la France en accueille 30 000).
Revivre 1938 ?
L’un des rares acquis de la Conférence d’Évian est « l’élaboration d’un droit des réfugiés », explique l’historienne Catherine Nicault. Mais le problème se déplace, poursuit-elle, sur les conditions qui font du migrant un demandeur d’asile. À l’aune de la crise actuelle, ce n’est pas la seule actualité de cet épisode peu glorieux. Le processus de Khartoum, lancé en novembre 2014 à Rome, avec l’implication et le soutien du HCR, propose la cogestion des flux migratoires avec les pays de départ – dont certains, comme l’Érythrée, sont des régimes totalitaires aboutis, où l’emprisonnement et le meurtre font partie des outils ordinaires de gouvernement. (...)
Avec la création annoncée de « hotspots » permettant de faire le tri entre « réfugiés » et « migrants économiques » – lesquels seraient reconduits immédiatement vers leur pays d’origine –, l’Europe conserve des catégories qui, sur le terrain, ont montré toutes leurs limites. Tous les migrants ont en commun une très grande précarité matérielle, même quand ils ont laissé derrière eux un solide bagage universitaire et un bon niveau de vie.
Des conditions de vie désastreuses, quelle qu’en soit l’origine, sont la raison essentielle d’un départ où l’on met tout en jeu, y compris sa vie. Dans un documentaire de Michel Vuillermet consacré à la Conférence d’Évian, c’est une ancienne victime des persécutions antisémites de l’Allemagne nazie qui l’exprime : « Pour émigrer il faut être très pauvre et n’avoir rien à perdre ou alors être très courageux. »