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Accélération, fuite du temps : « Le burn-out menace quasiment tout le monde »
Article mis en ligne le 28 décembre 2016
dernière modification le 24 décembre 2016

Plus la modernité nous permet, en théorie, de gagner du temps dans nombre de nos actions, plus le « temps libre » semble se faire rare. Cette accélération permanente n’épargne personne, ni aucune sphère de nos vies, selon le sociologue et philosophe Hartmut Rosa. Si elle affecte autant chacune et chacun de nous, c’est qu’elle régit en profondeur les structures des sociétés occidentales. Au point de nous faire perdre de vue ce qui constitue l’essentiel, et de constituer une menace mortelle pour l’avenir de la démocratie et de la planète. Entretien, dans le cadre d’un partenariat avec la Revue Projet.

(...) Hartmut Rosa [1] : J’étais d’abord intrigué par le fait que nous soyons si efficaces pour gagner du temps, grâce à la technologie sous toutes ses formes – jusqu’au four à micro-ondes et au sèche-cheveux – sans que nous en ayons pour autant. Gagnant du temps dans tous les domaines – étant plus rapide dans mes déplacements, dans mes communications, dans chacune de mes actions – il m’en manquait toujours ! Je me suis donc demandé : où va le temps ? Comparé à ce qu’il en était il y a quarante ou deux cents ans, on devrait être dans l’abondance de temps ; or, c’est l’inverse. J’ai voulu comprendre ce paradoxe, et quel était le lien entre ces deux réalités : gagner du temps d’un côté et ne pas en avoir de l’autre. L’histoire de la modernité est vraiment l’histoire de cette tension, qui paraît empirer. Ensuite, je me suis interrogé sur la manière dont nous menons nos vies. Quels sont les facteurs déterminants pour ce que l’on fait au quotidien ? (...)

au quotidien, le plus pressant l’emporte sur ce qui compte vraiment. Il y a toujours une échéance et le besoin d’aller vite. Lorsque nous éduquons nos enfants, nous leur disons de commencer par faire les choses les plus importantes, mais nous agissons différemment : nous parons au plus pressé. Beaucoup de choses importantes n’ayant pas d’échéance fixe ou de date limite, nous ne les faisons jamais.

Cette rareté du temps a des conséquences sur nos manières de vivre. Enfin, c’est la différence entre village et métropole, où tout va tellement plus vite, qui m’a frappé. (...)

On est pressé en raison de la somme des tâches à faire qui a explosé : le nombre d’entrées sur notre « to do list » (pense-bête) surpasse le temps dont nous disposons. Les attentes légitimes se sont démultipliées : on attend de plus en plus de nous et chacun attend de plus en plus de soi-même et des autres. (...)

L’économie capitaliste a besoin de créer plus de valeur, chaque année, et donc d’augmenter la productivité, de produire plus en moins de temps. C’est aussi lié à la dette et au retour sur investissement attendu de tout placement. Cette logique se transfère au niveau individuel à travers la compétition, qui n’est pas réservée au domaine économique et au monde du travail. Le moteur n’en est pas tant la cupidité que la peur. Peur de perdre son emploi, de ne pas avoir une couverture sociale et une retraite suffisantes…

Le capital économique n’est pas le seul en jeu. Le capital culturel est peut-être plus important encore. Il faut être à la page dans ses compétences, son savoir. De même pour le capital social : il faut rester dans le jeu, connaître les bonnes personnes, être impliqué dans différents projets. Enfin, les gens se préoccupent énormément aujourd’hui de leur « capital corporel » : il faut rester en forme, être mince, créatif, dynamique… Alors on travaille sur son corps, on s’entraîne – les Américains disent « work out » – pour avoir le bon look, être en bonne santé, avoir la bonne pression artérielle. Et, bien sûr, le lien se fait avec l’incorporation de la technologie. (...)

C’est un paradoxe. Nous pourrions nous décrire comme complètement libres : nous pouvons croire ce que nous voulons, écouter ce que bon nous semble, vivre avec qui nous souhaitons… Mais nous pourrions aussi nous dire privés de liberté. La plupart des gens agissent en se disant : « Je dois faire ceci de toute urgence, je dois absolument faire cela. » (...)

La désynchronisation affecte aussi la démocratie. Cette dernière est un processus chronophage : il ne s’agit pas simplement de prendre des décisions, mais de parvenir à une compréhension commune des problèmes et de créer du consensus. Ce qui demande d’autant plus de temps que les sociétés sont pluralistes et les questions envisagées très complexes. Un troisième domaine est celui du psychisme humain. La dynamisation incessante de la vie risque d’obérer notre capacité à être attaché au monde, à entrer en résonance avec d’autres et de conduire au burn-out. (...)

Si l’on continue dans cette voie de l’accélération, de la compétition, de la croissance et de l’innovation, nous fusionnerons nos corps aux machines. Mais la question n’est pas de savoir jusqu’à quel point nous pourrons être rapide. Elle est plutôt : cela fait-il sens ? Est-ce une vie bonne ? Comment adapter le système à nos vrais besoins ? (...)

On ne résoudra pas ce problème individuellement. C’est un élément structurel de notre monde. Si la vitesse était produite par notre cupidité, alors nous pourrions changer d’attitude. Mais c’est la peur qui nous mène, celle d’être dépassés. Je ne vois pas de bonnes solutions. Il y a en revanche deux mauvaises issues. La première serait un désastre écologique ou financier mondial. La seconde, un désastre politique. L’État islamique est un cas d’école : son idéologie est à l’exact opposé de la stabilisation dynamique du monde occidental. Il veut figer la société : pas d’innovation, pas d’accélération, bien que, dans sa manière d’agir, il lui faille de plus en plus d’attaques terroristes, de plus en plus spectaculaires. Si nous continuons sur les pentes de l’accélération, il est possible que ce type d’idéologie gagne du terrain.

La solution ne peut pas passer uniquement par un ralentissement des choses, ni par une réforme magique, comme la taxe Tobin. Je ne veux pas tomber dans la dichotomie vitesse = mal, lenteur = bien. C’est ainsi que j’ai développé le concept d’aliénation. Un état dans lequel je ne suis plus attaché aux choses, où le monde est comme mort et muet. C’est d’ailleurs la définition du péché pour Luther : quand l’âme est nouée sur elle-même et ne s’ouvre plus à l’autre, Dieu en l’occurrence. Dans la tradition protestante, le péché est la perte de la nécessité de contacts, de liens et de réponses. C’est ce que j’exprime à travers la notion d’aliénation : les choses, la musique, ne vous parlent plus. La vitesse crée cette forme de vie aliénée : il y a tant de gens à qui je parle, tant de villes où je passe, que je n’arrive plus à créer du lien.

La résonance n’est-elle pas cependant individualiste ?

La résonance n’est pas un état émotionnel. C’est un mode de relation au monde. Elle a deux versants, intimement liés, l’un subjectif et l’autre institutionnel. Je prétends qu’une société qui ne peut se stabiliser que dynamiquement, à partir d’une accélération permanente, crée un contexte où la résonance est quasiment impossible. Il existe aujourd’hui toute une industrie de la « pleine conscience » (« achtsamkeit » en allemand). Tout comme le désir de lenteur – la « slow food », « slow science »... – elle exprime l’envie d’une autre relation au monde, d’un autre mode d’être dans le monde. Mais la plupart des tenants de ces mouvements pensent que cela ne repose que sur eux-mêmes. Or le versant politique et institutionnel ne peut être éludé. (...)

Un changement de vie fondamental est nécessaire, comme lorsque, au Moyen-Âge, on se demandait comment entrer dans l’époque moderne. Je pense que le revenu universel de base peut y contribuer. Dans nos sociétés, si vous n’avez pas de travail, ni d’éducation, vous risquez une forme de mort sociale, tant la compétition est rude. Les aides sociales tendent à être assimilées à de la charité et une sorte de précariat se développe. En même temps, ceux qui ont un emploi vivent avec la peur constante de le perdre.

Un revenu de base changerait notre mode d’être dans le monde : chacun aurait une place juste et décente. L’argument selon lequel personne ne travaillerait ne tient pas. (...)

L’autre réforme serait un profond renouvellement démocratique, pour contrer le puissant sentiment d’aliénation politique actuel. Nous en sommes venus à interpréter la démocratie comme la sphère de résolution des conflits et de confrontation des intérêts. Or elle est, selon moi, une promesse de résonance, résonance qui est aussi le développement de votre propre voix et l’écoute de la voix de l’autre. La démocratie est la promesse que tous les citoyens aient une voix, que celle-ci soit entendue et reliée à celles des autres. La résonance a une capacité de transformation : une fois que nous élevons notre voix et entendons celle des autres, nous créons du commun et un monde en partage. Nous l’avons oublié : nous ne nous élevons qu’en rires cyniques contre les politiciens stupides ou en cris d’indignation. Nous avons perdu le sens de créer de la résonance à travers l’action démocratique.