
Dans son essai “La Fin de l’amour”, qui paraît le 6 février, la sociologue Eva Illouz continue à observer avec finesse l’influence du capitalisme sur nos rapports affectifs.
Fragment d’un discours amoureux. Raphaël, 24 ans, raconte ainsi sa rupture avec une femme qu’il venait de rencontrer : « Je m’étais disputé avec mon patron au travail et ça m’avait stressé. Le soir, j’ai discuté avec elle au téléphone, mais j’imagine que je lui prêtais une moins grande attention que d’habitude. On a continué à se parler puis on a raccroché. Une demi-heure après, elle me rappelle, et elle me dit qu’elle a été dérangée par mon manque d’écoute. J’ai pensé : “Putain, mais qui es-tu pour me dire, après deux rencards et une putain de mauvaise journée, que je ne t’écoutais pas avec assez d’attention ?” J’ai trouvé que c’était vraiment déplacé. Alors j’ai tout arrêté. »
À l’aide notamment des romans de Michel Houellebecq, de la pensée d’Émile Durkheim et de Shame, film de Steve McQueen, ce témoignage est analysé par la sociologue Eva Illouz dans son nouvel essai, La Fin de l’amour (...)
La sexualité comme affaire de consommation et de compétence
Spécialiste des émotions et de la vie amoureuse (un champ trop souvent laissé à la psychologie), professeure à l’Université hébraïque de Jérusalem et directrice d’études à l’EHESS, Eva Illouz, déjà autrice de Pourquoi l’amour fait mal (2012) et de Hard Romance (2014), poursuit sa réflexion sur les liens, complexes, entre capitalisme et sexualité. L’heure n’est plus à la cour prémoderne, mue par la narrativité et l’idéalisation, qui faisait de la relation sexuelle le but à atteindre (pour se marier, vivre ensemble, avoir un enfant). Le sexe version Tinder est désormais le point de départ. Et souvent le point final ! Qu’on les nomme coup d’un soir, casual sex, copain de baise, zipless fuck, ou qu’on ne les nomme justement pas, les aventures éphémères se démultiplient en un gigantesque marché, la sexualité, accumulatrice, devenant affaire de consommation et de compétence. Mais la diversification du choix qui y règne entraîne aussi une incertitude structurelle quant au sens futur des relations qui pourraient s’y inventer — le choix pouvant toujours se transformer en non-choix et n’impliquer aucune réciprocité. Ce chaos, cette « anomie », dirait Durkheim, est « à l’origine de nombreuses expériences de rejet, de blessure, de déception ». D’où la naissance d’un marché parallèle, florissant sur cette désillusion, qui promet d’apprendre à mieux vivre et à perfectionner sa sexualité — c’est-à-dire sa liberté et son identité —, source de valeur… (...)
C’est cette intrusion du capitalisme dans la sphère privée, instable et volatile, que déplie Eva Illouz, de livre en livre. La libido étant devenue un produit à consommer, la sociologue analyse cette « culture de l’attractivité sexuelle », ce capitalisme « scopique » qui expose les corps et sexualise les images, pour programmer l’obsolescence des corps féminins. Sans moralisme, les résultats de cette nouvelle enquête de terrain prouvent que les femmes sont les grandes perdantes de cette libération sexuelle, qui les avait jadis autonomisées (...)
« Le pouvoir sexuel des hommes n’est pas distinct ou opposé à leur pouvoir social et les deux se renforcent mutuellement. » Telle est aussi la grande vérité révélée par le mouvement #MeToo.