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la vie des idées
À l’école des bêtes
Dominique Guillo, Les Fondements oubliés de la culture. Une approche écologique. Seuil, 2019, 360 p., 23 €.
Article mis en ligne le 21 novembre 2019
dernière modification le 20 novembre 2019

Partir de l’étude des rapports entre humains et animaux pour repenser la culture : tel est l’enjeu de l’ouvrage de Dominique Guillo, sociologue, directeur de recherche au CNRS, qui livre ici une synthèse – articulée et augmentée – de plus d’une dizaine d’années de recherches.

Spécialiste de l’histoire et de l’épistémologie des sciences humaines et sociales dans leurs rapports aux sciences du vivant, D. Guillo soutient que la manière dont ces deux ensembles disciplinaires ont abordé la culture souffre d’un sérieux biais identitaire, qui les empêche de penser l’existence de cultures construites par et entre des espèces animales différentes.
Le diagnostic du biais identitaire

C’est à l’établissement de ce diagnostic épistémologique que D. Guillo consacre les trois premiers chapitres de l’ouvrage. Les sciences de la nature (l’écologie comportementale, l’éthologie et la biologie néo-darwinienne) ouvrent le bal, avec un premier chapitre où l’auteur propose une synthèse, très pédagogique, des recherches sur les sociabilités et les cultures animales qui ont émergé depuis plus de 40 ans. On y rencontre la singulière définition néo-darwinienne du social (un comportement œuvrant à la survie ou à la perpétuation des gênes d’individus autres que son auteur) puis une définition éthologique de la culture vue comme un ensemble de traits transmis par « apprentissage social » (social learning) plutôt que par des mécanismes génétiques de sélection naturelle.

Si l’existence de « cultures » parmi plusieurs espèces animales ne semble plus faire débat, D. Guillo note la difficulté, voire la réticence, à s’intéresser aux rapports entre individus d’espèces différentes. (...)

C’est donc à un rapprochement entre sciences sociales et sciences de la nature que D. Guillo appelle, car elles semblent souffrir d’un même mal : ne pouvoir étudier la culture qu’à partir de groupes d’animaux (humains et non-humains) appartenant à la même espèce. On a affaire à un tropisme ou un biais identitaire, qui se traduit à la fois par la focale (les relations intraspécifiques ou intragroupes) et par les résultats de ces recherches (la culture se déploie uniquement entre entités semblables et accentue la similitude entre elles). Ainsi, selon les termes de l’auteur, ces approches « classiques » de la culture procèdent (postulent) et produisent (accentuent) de l’identité partagée. Dans un monde où la compréhension de l’interdépendance entre des êtres aussi différents qu’un lombric, une baleine ou une molécule, devient de plus en plus cruciale [2], ce biais identitaire constitue un obstacle épistémologique majeur.

D’autant plus, nous dit D. Guillo, qu’il se donne à voir même lorsqu’il s’agit d’analyser les interactions entre humains et animaux, les recherches actuelles insistant davantage sur ce qui rapproche les premiers des seconds que sur ce qui les sépare. Comment donc penser la différence entre les êtres, à la fois comme postulat et comme résultat de leurs interactions ? C’est tout l’objectif de l’ouvrage (...)

Une fois le diagnostic posé, D. Guillo propose (quatrième chapitre) un remède : oublier un temps les grandes catégories philosophiques (Nature/Culture ; Humains/Animaux) et étudier les interactions concrètes et situées. Deux exemples empiriques issus des recherches de l’auteur sont livrés : une séquence dans laquelle un humain ouvre une baie vitrée à un chien et plusieurs interactions entre humains et macaques sur un site touristique marocain. Dans ces situations, les différences sont partout : entre les êtres, dans leurs attentes, dans leurs actions, leurs réactions, etc. Et pourtant, des « normes » émergent de ces interactions, qui ne leur préexistaient pas, et qui ne sont pas non plus des « normes communes », car elles ne concernent pas de la même manière les humains et les animaux coprésents, pas plus qu’elles ne concernent tous les humains et tous les animaux de l’espèce concernée. De la différence génère de la différence.

La multiplication de ces conduites réglées entre humains et animaux, ajoute l’auteur, ne passe pas par une « reproduction à l’identique » entre congénères. Car les animaux acquièrent de nouvelles conduites au contact des humains comme certaines recherches en éthologie l’ont montré. (...)

En sociologue, D. Guillo précise que la réciproque est vraie. Il existe donc du social learning entre des êtres d’espèces différentes, observable à l’échelle de l’interaction. Pour que l’on puisse parler de « culture interspécifique », reste à comprendre comment ces comportements ajustés aux différences se diffusent dans l’espace et le temps.