
(...) Alain Parrau : "Vivre sous la menace" (...)
Partant du monologue d’un blaireau, taupe ou renard englué dans l’inquiétude obsédante de ses tunnels et prédateurs, le texte nous entraîne inexorablement vers les camps et les tranchées, la terreur des régimes de méfiance et de surveillance généralisée. L’auteur nous rappelle ainsi que, même dans un terrier, il est « impossible, face à la menace, de trouver un abri, ni dans la pensée ni dans la réalité extérieure ».
Que faire si l’on a ni paysage ni foyer où s’enfouir ?
Dans Chez soi, magnifique ode « à cette espèce discrète, un rien honteuse : les casaniers », Mona Chollet évoque le plaisir de se calfeutrer et le besoin, « dans une époque dure et désorientée, d’une base arrière où l’on peut se protéger, refaire ses forces, se souvenir de ses désirs », d’un refuge donc. Mais elle aussi évoque « la façon dont ce monde que l’on croyait fuir revient par la fenêtre » en soulignant les difficultés liées à la précarité et aux contraintes, de genre notamment, qui résistent au foyer.
L’écrivain américain Barry Lopez adopte lui le terme espagnol de querencia : « un lieu sur le sol où l’on se sent en sécurité, un lieu d’où l’on tire sa force de caractère », dont la quête « est à la fois une réponse à une menace et un désir de trouver ce que nous sommes ». Il ne dit pas si la querencia est un abri sûr, mais précise que la possibilité de sa découverte dépend de « la perfection de notre sens des lieux » et de notre capacité à « entrer dans le paysage ». Mais que faire et où aller quand il n’y a plus de paysage ?
« L’impossibilité du repli devient critique. » (...)
comment ne pas simultanément s’inquiéter de celles et ceux qui n’ont ni paysage où s’enfouir ni foyer pour poser leurs fatigues et survivre à l’hiver ? Des 230 refoulés de Briançon, qui ont dû passer deux nuits à même le sol de la gare, de la trentaine de jeunes sans parents, certains d’à peine 16 ans, qui ont dû dormir sous un pont du 19e arrondissement de Paris. Comment ne pas penser aux SDF, aux morts de la rue et aux tentes lacérées, à la Fern frigorifiée de Nomadland, aux précaires obligés de dormir dans leur voiture, à la promiscuité de certains foyers et plus largement à toutes celles et ceux pour qui le réveil sonne, première humiliation de la journée. 40 % des personnes en France se sentent plus fatigués qu’avant la crise du Covid-19. (...)
Dans ces circonstances, l’impossibilité du repli devient critique et l’absence de foyer porte la menace en elle-même.
Dans un texte paru sur Ballast en plein confinement — qui évoque d’ailleurs lui aussi les analogies kafkaïennes —, Sandra Lucbert se saisit du Decameron de Boccace : Florence est décimée par la peste et dix jeunes aristocrates décident de « se retirer dans une maison de campagne pour s’y livrer à la joie ». Soulevant la question de cette classe aisée qui peut décider de fuir la ville, l’autrice précise : « La question n’est pas simplement celle du privilège, mais de ce qu’en font les intéressées », et de rappeler le liminaire de Boccace : « Une maison retirée qui n’est pas faite pour se retirer du monde — mais pour l’examiner depuis ses confins. » Et je ne sais si c’est consolant, mais oui, c’est précisément depuis ces confins que se construisent les romans. Mona Chollet cite l’écrivaine Chantal Thomas à ce sujet : « Le petit toit que forment les livres lorsqu’on les entrouvre, tranche tournée vers le ciel, est le plus sûr des abris. » Comme elle, je forme le vœu que « certains lecteurs [puissent] trouver dans les pages qui viennent un abri de cette sorte ».