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Histoire coloniale
17 octobre 1961. « Il y a du sang dans Paris »
par Sorj Chalandon
Article mis en ligne le 17 octobre 2020

Le quotidien Libération daté des 12 et 13 octobre 1991 a consacré un dossier de 8 pages à la publication de La bataille de Paris, 17 octobre 1961 de Jean-Luc Einaudi [1]. Dans un long et terrible article s’appuyant sur le livre d’Einaudi, Sorj Chalandon y racontait le 17 octobre 1961 à la façon d’un reportage. Ce texte de 1991 est reproduit ici, avec l’accord de son auteur.

Mardi 17 octobre 1961. Ce matin, il pleut. Une eau froide qui cogne la tôle ondulée des bidonvilles de Nanterre et Gennevilliers. Transforme les chemins pauvres en boue, les ornières en flaques, les premiers levés en ombres glacées. Ici, les noms chantonnent. Rue des Pâquerettes, de la Garenne, des Prés. Cabanes en carton, baraquements misérables, constructions approximatives de planches disjointes où s’entassent des milliers d’Algériens. Des taudis. De l’autre côté, dans la brume, des immeubles hauts. Le bois de Boulogne, Paris, les lisières devinées de la ville. A Sannois, un peu plus au nord, Ramdane, responsable local du FLN, regarde amèrement le ciel. « Dieu n’est pas avec nous ».

Cela va faire bientôt sept ans que dure la guerre d’Algérie. Au mois d’août 1958, pour la première fois, des continentaux tombent sous les balles rebelles. Le FLN vient de lancer une offensive militaire « anticoloniale » d’envergure sur l’ensemble du territoire français. Attaques de casernes, de commissariats, attentats spectaculaires contre des cibles économiques. Des soldats et des policiers sont tués, des combattants du FLN abattus, alors que des immigrés italiens ou portugais pris pour des Arabes sont exécutés par la police sans autre forme de procès.

17 octobre. Il est 9 heures. Maurice Papon, préfet de police de Paris, vient d’apprendre que le FLN appelle les Algériens à une manifestation le soir même afin de protester contre le couvre-feu qui leur est imposé à Paris et dans sa banlieue depuis le 5 octobre. Ancien délégué aux Affaires juives à Bordeaux de 1942 à 1944, où, sous son autorité, des centaines de personnes ont été internées à Mérignac, avant d’être convoyées à Drancy puis vers les camps d’extermination, le préfet compte ses hommes. 7000 policiers, 1400 CRS et gendarmes mobiles, plus les « forces de police auxiliaires », brigades composées de harkis créées par lui en mars 1961 et spécialisées dans l’interrogatoire poussé de leurs compatriotes nationalistes.

De Matignon, l’ordre tombe. Carte blanche. Aucune tentative de rassemblement, aucun début de manifestation ne peuvent être tolérés. Et pour mieux contrôler la situation, la police décide de prendre de l’avance sur les manifestants. Déjà, dans Paris et en périphérie, les premières arrestations. Les premières insultes, les premiers coups. Au poste de police de la Vigie, Oudina Moussa est obligé de manger ses cigarettes avant de boire de l’eau mélangé à de la javel. (...)

17 octobre 16 h30. Des interpellés sont battus dans une cave du 18e arrondissement. Selon les témoins, les policiers semblent ivres. Un prisonnier est brûlé à l’aide d’essence enflammée. Les Algériens sont à terre, les uns contre les autres, recroquevillés pour se protéger mutuellement des coups. Dans Paris, le dispositif policier se met en place. Ponts gardés, barrages, cars de ramassage prêts. Les hommes ont le casque sur la tête, le mousqueton, le pistolet-mitrailleur ou la matraque. Il y aura aussi des barres de fer, de bois, des nerfs de bœufs et des cannes plombées.

17 octobre. Il est 18 h 30. A Asnières, la police interpelle une centaine d’Algériens qui essayaient de prendre un improbable train. Pont de Neuilly, un policier interpelle un travailleur arabe. « Algérien ? ». « Oui », répond l’autre. Sans un mot, le policier lui tire une balle dans le ventre et s’en va. (...)

17 octobre. Vers 20 heures, Maurice Papon décide de réquisitionner les bus parisiens. Trop d’arrestations. La dernière fois que la RATP a été mise à contribution, c’était les 16 et 17 juillet 1942. Les regards capturés étaient juifs. Dans le 12e arrondissement, Yahloui Larbi s’enfuit. Abattu dans le dos. A Puteaux, Ahmed Tahly est assommé et jeté du haut d’un pont dans la Seine. Deux Français le repêchent. Au métro Etoile, le piège s’est refermé sur les manifestants. « Tuez nous, tuez nous donc », hurle une Algérienne. « Renvoyez les ratons chez eux et fusillez les meneurs », répondent des jeunes Français. Arrivés dans la cour de la préfecture, on oblige les manifestants à sortir du bus RATP par les fenêtres, sous un déluge de coups.

Des Algériens sont regroupés un peu partout et marchent en silence. Parfois sur les trottoirs, parfois sur un côté de la rue pour ne pas gêner la circulation. Les Parisiens regardent les foules avec stupeur. Certains fuient. D’autres, impressionnés par le calme et la dignité des manifestants, restent figés sur le trottoir. Il y a des femmes, des enfants, des hommes. Et tous ont mis leurs vêtements du dimanche. Il y a des cravates autour des cous, des robes de fêtes, des pantalons pour flâner sur les grands boulevards le samedi soir, des vestons un peu justes, des imperméables ruisselants de pluie. Ils s’appellent frère, sœur. Ils se sont fait beaux et fiers, en habit de dignité.

Paul Rousseau, un gardien de la paix syndicaliste, voit des policiers jeter des Algériens par-dessus le pont de Clichy après les avoir massacrés au nerf de bœuf. « On a eu des collègues tués, pas de cadeaux. Les bicots ont des armes ». La fausse rumeur se répand dans la ville. Le syndicaliste assiste aux fusillades. Pas de tir en rafale, de doigt oublié sur la queue de détente pour conjurer la peur. Des crimes au coup par coup, pistolet au poing. Et ceux qui avaient tiré ont touché des cartouches pour que le lendemain dans leur chargeur, le compte y soit toujours.

Il y a du sang dans Paris. Ce n’est pas une image. (...)

Mais les Algériens marchent toujours. Partout. En groupes, en famille, en manifestation. C’est l’heure officielle du couvre-feu. Quand on les arrête, quand on les frappe, ils s’écroulent en criant « vive le FLN », « Libérez Ben Bella », « à bas le couvre-feu raciste ». Et ne résistent pas. Il n’y a pas de drapeau, pas de pancarte. (...)

Boulevard St-Michel, des guéridons en fonte sont jetés sur des Algériens. Là, un policier brise son bâton à force de coups. Haine pure, brutale. Des agents qui débouchent en courant frappent des hommes immobiles, couchés dans leur sang depuis de longues minutes. Matraquages méthodiques, silencieux. (...)

Place de la République. Dans la nuit, le youyou des femmes arabes. A la Défense, de leurs fenêtres, des Français jettent des bouteilles sur les manifestantes. D’autres Français, minoritaires, aident comme ils le peuvent ou retiennent chaque scène, pour la mémoire du lendemain. Boulevard Bonne-Nouvelle, à côté du cinéma Le Rex, un policier s’avance seul face à la foule, tire deux coups de semonce en l’air et fait feu après avoir ordonné aux manifestants de s’arrêter. Arrivés en renfort, des CRS tirent sur la foule. (...)

La nuit se termine. « Et un raton, un ! », lance un homme de salle de l’hôpital de Nanterre, voyant arriver un Algérien au crâne défoncé. Dans les commissariats, des policiers délestent les manifestants de leurs montres et de leur argent. Abadou Lakdar, jeté d’un pont à Argenteuil, meurt noyé. Les prisonniers s’entassent dans le stade Pierre-de-Coubertin, accueillis par les coups et les insultes. Dans le Palais des Sports, les internés ont aménagé un petit espace au milieu d’eux pour faire leurs excréments. Ils sont 6000, la plupart sanglants. Dans un tract anonyme distribué le 31 octobre, des « policiers républicains » affirment que « des dizaines de prisonniers ont été tués à coup de crosses et de manche de pioche dans l’enceinte du parc des expositions de la porte de Versailles. D’autres ont eu les doigts arrachés ». Dès le lendemain, des Algériens sont envoyés dans des camps de détention, en Haute-Marne ou dans l’Aveyron. D’autres, sont « renvoyés dans leurs douars », en Algérie. Des dizaines d’hommes ont disparu. On ne les reverra jamais. (...)