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Yamina Saheb : « Quand on n’aura plus à manger, la sobriété s’imposera à nous »
#alimentation #sobriété
Article mis en ligne le 11 avril 2024
dernière modification le 9 avril 2024

Yamina Saheb, experte du Giec et membre de l’association Négawatt, souhaite créer un laboratoire mondial de la sobriété. Une notion qui demeure peu définie et rarement appropriée par les pouvoirs publics.

Yamina Saheb fut l’une des coautrices du rapport du groupe 3 du Giec [1], publié en 2022, qui mentionnait la sobriété comme l’un des puissants leviers pour atteindre les objectifs affichés de neutralité carbone en 2050. Une évidence qu’il a fallu marteler devant des délégations sceptiques.

Pugnace, la chercheuse spécialisée dans l’efficacité énergétique des bâtiments — passée par le Centre de recherche de la Commission européenne (JRC), l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et membre de l’association Négawatt — souhaite désormais créer un laboratoire mondial de la sobriété [2], chargé d’infuser le concept à tous les niveaux de décision. (...)

Quelles ont été les difficultés pour imposer ce concept ?

Ce mot — sufficiency, en anglais — a provoqué le plus grand nombre de commentaires négatifs, notamment de la part des Américains. Mes coauteurs m’ont donc demandé de définir ce concept à travers des études. Je me suis plongée dans la littérature scientifique et, à ma grande surprise, le concept n’était jamais défini. Je trouvais des « mesures de sobriété », mais pas de recherche en tant que telle. (...)

Le fait que la sobriété soit inscrite dans la loi française de 2015 sur la transition énergétique a joué un rôle très important dans l’acceptation du concept par mes coauteurs, mais là encore, sans définition précise. Comme c’est du bon sens, personne ne peut être contre, pourtant, il a fallu insister pour que les Américains acceptent l’introduction du mot dans le rapport. (...)

C’est en partie grâce à une négociatrice indienne que cela a été approuvé. La sobriété parle beaucoup aux cultures et aux sociétés qui ne sont pas très industrialisées. Étant d’origine kabyle, c’est une évidence pour moi de vivre en harmonie avec la nature et de la protéger, car en la protégeant, on se protège. (...)

Sur quelle définition l’ensemble des auteurs sont-ils tombés d’accord ?

La sobriété est un ensemble de politiques publiques de long terme qui évitent en amont la demande de matériaux, d’énergie, de terres, d’eau et d’autres ressources naturelles tout en livrant un niveau de vie décent pour tous dans le cadre des limites planétaires.

Par niveau de vie décent, on entend un ensemble de conditions matérielles essentielles au bien-être humain (logement, alimentation, équipements de base, soins de santé, transport, information, éducation et espace public). La sobriété résout le problème d’une consommation équitable de l’espace et des ressources. Elle va au-delà du cadre dominant de la demande énergétique, au-delà de l’efficacité et du comportement individuel. (...)

La sobriété n’englobe donc pas les fameux petits gestes individuels ?

Si, mais ils représentent au niveau mondial moins de 10 % de nos marges de manœuvre pour réduire nos émissions. Ce n’est pas à la hauteur, d’autant que ces gestes ne s’inscrivent pas forcément dans le temps long. (...)

Dans quel pays trouve-t-on une politique de sobriété substantielle ?

Nulle part sauf... en Thaïlande. Le pays a mis en place des politiques de sobriété dès les années 90, sur la base d’un document élaboré en 1974, baptisé « Philosophie d’une économie sobre » et qui est à présent signalé dans le rapport du Giec [3]. L’approche thaïlandaise repose sur « la modération, le caractère raisonnable et l’auto-immunité » et cela réoriente leur développement vers la durabilité. (...)

la sobriété s’appuie sur quatre piliers : la politique publique pour diffuser à tous les niveaux ; l’évitement en amont de l’utilisation des ressources naturelles ; l’équité, qui se traduit dans l’accès au bien-être pour tous ; et enfin, le respect des limites planétaires, qu’il s’agisse du budget carbone, de l’utilisation des sols, des ressources en eau, etc.

Dans ce contexte, baisser sa consommation de chauffage dans l’urgence s’apparente plus à un problème de précarité ou d’approvisionnement qu’à de la sobriété ! (...)

À quoi va donc servir votre laboratoire mondial ?

À mettre en place une communauté scientifique et politique, je dirais même idéologique, de la sobriété. Pour avancer, il faut de la science, de la recherche et des retours d’expérience. Depuis la publication du rapport du Giec, je suis sursollicitée, mais seule, je ne peux rien faire !

Il y a tout un travail de coordination à mener pour imposer la sobriété dans tous les rapports, les groupes de travail, les ministères et toutes les institutions internationales, dans la recherche. Nous allons bénéficier d’antennes en Australie, aux États-Unis, en Allemagne, en Corée du Sud…

« Il faudrait que les citoyens se saisissent de ce terme pour l’imposer aux politiques » (...)

Notre premier rapport s’attellera à ce qui manque dans l’Union européenne pour plus de politiques publiques sobres. (...)

Si vous étiez aux manettes demain, par quoi démarreriez-vous ?

Je m’attaquerais aux termes du Pacte de stabilité et de croissance, car c’est l’instrument de gouvernance de la zone euro qui coordonne l’ensemble des politiques budgétaires des pays. Avec la politique monétaire de l’UE, il constitue le cœur du réacteur pour s’attaquer à la logique de croissance.

Ensuite, intégrer la notion dans les accords commerciaux permettrait idéalement de ne plus faire du commerce et d’échanges surexploitant les ressources — y compris humaines — dans le monde entier. (...)

Historiquement, c’est souvent en situation de crise qu’on prend de bonnes décisions, comme la création de la Sécurité sociale au sortir de la Seconde Guerre mondiale, par exemple. Quand on n’aura plus à manger, que les prix grimperont en flèche et qu’il n’y aura plus de récoltes, la sobriété s’imposera naturellement à nous. (...)

Une crise alimentaire va survenir en Europe, je ne peux dire quand, ni dans quelle intensité et encore moins comment les politiques décideront de réagir. Mais nous aurons besoin de nous réinventer, sinon, on va s’entretuer !