
Alors que France Travail doit absorber de nouvelles missions depuis le 1er janvier, une expertise indépendante sur les risques psychosociaux, réalisée en Occitanie après le suicide d’un agent en 2024, livre des conclusions inquiétantes.
Courir derrière les résultats, s’adapter aux changements incessants, être régulièrement exposé à la violence, crouler sous la charge de travail… La récente enquête du cabinet indépendant Isast auprès des 5 500 agent·es en Occitanie met en lumière la dégradation de la qualité de vie au travail des conseillères et conseillers du service public de l’emploi.
Cette « analyse des risques psychosociaux » a été menée courant 2024 à la demande du comité social et économique (CSE) de France Travail Occitanie, après le suicide, en mars, d’un agent dans l’Hérault. L’homme venait d’être promu responsable d’équipe « dans des conditions de surcharge » de travail, selon les élu·es du personnel qui estiment le drame « en lien avec le travail ». « Plusieurs personnes ont alerté sur sa situation de mal-être au travail, agents et représentants du personnel », indiquent les élu·es qui ont voté, à l’unanimité, une expertise « dédiée aux risques graves ».
Les conclusions de cette enquête – un questionnaire adressé à tous les agent·es de la région et des entretiens menés dans dix agences – ont été présentées au CSE en fin d’année 2024. Le rapport du cabinet Isast, que Mediapart s’est procuré, fait état de niveaux « élevés voire très élevés » de facteurs de tension, révélant que « la moitié des agents semble être déjà entrée dans la première phase d’atteintes à la santé » telles que des troubles du sommeil ou un « malaise physique pour aller au travail ». (...)
À l’heure où l’opérateur prend un nouveau virage avec la généralisation de la réforme du RSA et l’inscription obligatoire (et automatique) des bénéficiaires de ce revenu de solidarité active, le cabinet Isast émet nombre de préconisations pour préserver la santé des agent·es, déjà mise à rude épreuve dans la deuxième plus vaste région de France métropolitaine où le taux de chômage est parmi les plus élevés : 8,9 % au troisième trimestre 2024, juste derrière les Hauts-de-France (9,1 %) et devant le taux national de 7,4 %.
« L’établissement devra s’autoriser à instaurer de la souplesse dans l’adaptation des injonctions nationales [et] régionales en laissant le terrain (les détenteurs de l’expertise) adapter et s’adapter aux orientations nationales », suggère par exemple le rapport, selon lequel l’organisation « très verticalisée et pyramidale » et ses modes de gouvernance « sont une cause de l’entrée dans la souffrance » des agent·es.
Manque d’écoute et de confiance
Car des injonctions et des changements, il y en a eu beaucoup depuis la fusion ANPE-Assédic et la création de Pôle emploi, en 2008. Nouvelles stratégies, nouveaux plans, nouvelles missions, nouveaux programmes d’accompagnement, réformes successives de l’assurance-chômage… (...)
Et quand les transformations n’émanent pas du gouvernement mais de l’établissement, les conseillères et conseillers ne se sentent guère plus écouté·es. « La forte majorité indique ne pas avoir été consultée (42 % “plutôt non” et 36 % “non, pas du tout” ) avant la mise en place des changements organisationnels ou technologiques récents » et « seul un salarié sur deux a confiance dans la stratégie de France Travail Occitanie », précise le rapport d’expertise.
Alors que plus d’un million de personnes supplémentaires vont rejoindre les rangs des inscrit·es à France Travail avec la réforme du RSA, et que le taux de chômage risque de remonter dans les mois à venir, les agent·es redoutent d’être en première ligne. (...)
Mais comment bien accompagner dans ces conditions ? Et comment assurer sa mission quand on a le sentiment de devoir, avant tout, courir après les résultats et les « indicateurs » chers à la direction de France Travail ? « On nous demande de plus en plus de chiffres, mais on a de moins en moins de temps pour comprendre ce qu’ils signifient réellement pour notre travail », commente ainsi un agent, à propos du contrôle permanent de l’activité.
« La logique gestionnaire des indicateurs d’activité rentre en confrontation avec les exigences émotionnelles intrinsèques au métier (confrontation à la pauvreté, à la précarité, dans un bassin d’emploi par ailleurs spécifiquement précaire), souligne Isast. Il en résulte des stratégies de contournement, ou un déplacement du travail sur la production de reporting, qui sont en tant que tels des facteurs de tensions. »
Car si un·e agent·e n’atteint pas ses objectifs, un « plan d’action » peut lui être imposé, alourdissant davantage sa charge de travail (...)
Interrogée à ce sujet, la direction de France Travail juge « parfaitement normal » en tant qu’« établissement financé par l’argent public » de donner des objectifs à ses agent·es et de mesurer les résultats. (...)
Le cabinet d’expertise insiste pourtant sur la perte totale de sens du métier : « Lorsque les politiques sociales sont amenées à subordonner leur action et l’évaluation de leur action à des impératifs de programmes, de budget […], elles ont tendance à occulter, voire à nier la relation de personne à personne, de sujet à sujet qui constitue la condition première du travail à orientation social. »
Selon lui, le conseiller France Travail devient « prestataire de services » et l’usager un « client » ou « un usager “objet” que l’on doit placer dans une action ».
Violence, menaces, insécurité
Dans ce contexte, la violence devient quasi constante dans le quotidien des agent·es de France Travail. (...)
Isast rappelle aussi que « la levée de l’anonymat des agent·es, en particulier des conseillers indemnisation », les met « en première ligne » face aux demandeuses et demandeurs d’emploi. « Nous alertons sur le fait que certains agents sont identifiés comme étant les référents fraude [et] sont personnellement exposés au sentiment d’insécurité, parfois à des menaces, car reconnus pour leurs fonctions, poursuit le document. Il nous semble essentiel que l’organisation protège ses agents, notamment en [leur] laissant la possibilité de rester anonymes en fonction de leur propre arbitrage. »
La violence émane parfois aussi de l’encadrement dans les agences : « Tutoiements, ton verbal élevé et menaçant, ou encore mises en cause professionnelles en public devant le reste de l’équipe. (...)
Le cabinet Isast consacre par ailleurs une partie de son rapport aux conditions de travail des responsables d’équipes, après le suicide de l’un d’entre eux en 2024. La conclusion est sans ambigüité : « L’expert alerte sur les facteurs psychosociaux de risque présents sur cette fonction particulière d’encadrant de proximité, décrit comme la charnière et le fusible, comme la courroie de transmission », et il résulte de l’enquête que le poste « conduit à des risques de burn-out ».
Le rapport invite France Travail à « réellement se questionner sur la réalité de l’intégration des responsables d’équipes qui prennent ce poste, sans formation en amont, avec une période d’immersion qui leur demande d’être immédiatement opérationnels ». (...)
À la suite de ce rapport, la direction de France Travail indique aussi avoir présenté aux élu·es en décembre « un plan d’action visant à renforcer la prévention des risques psychosociaux avec une focale particulière sur le métier de responsable d’équipe ». Ce plan, en cours de déploiement, « répond aux préconisations du rapport », poursuit la direction qui cite « le renforcement de la sécurité et de la sureté dans les agences, le développement d’une culture interne basée sur la confiance, la charge de travail ».
Et conclut : « Ce plan s’intègre pleinement dans la politique nationale et régionale sur ces sujets, la région Occitanie comme l’ensemble des établissements de France Travail font de la lutte contre le risque psychosocial une priorité constante. »