
Le thème est en passe de dominer la campagne européenne : l’union des capitaux est présentée comme le seul outil susceptible de contrer le grand décrochage de la zone euro par rapport aux États-Unis. Ce concept flou donne une fois de plus l’impression que des dirigeants avancent masqués pour au final priver d’autonomie fiscale et budgétaire les États.
En quelques semaines, c’est devenu le nouveau leitmotiv des responsables politiques européens. Brusquement, l’idée d’une union des capitaux a émergé dans les discours publics, abondamment relayée par la presse. Elle est en passe de s’imposer comme un des thèmes majeurs dans la campagne des élections européennes. (...)
Inscrite au débat du Conseil européen des États membres du 18 et 19 avril, la question de l’union des capitaux a rencontré une hostilité que ses promoteurs n’avaient pas anticipée : une majorité des pays de l’Union se sont déclarés opposés à tout projet d’union des capitaux, toute harmonisation fiscale, toute centralisation financière au profit de Bruxelles.
Alors que le Conseil européen avait préparé un projet de communiqué triomphant pour conclure ce sommet exceptionnel, il lui a fallu en réécrire une grande partie, comme le raconte le journal EurActiv. Le Conseil demande désormais juste à la Commission de travailler sur les conditions permettant une meilleure « supervision des marchés financiers et de capitaux transfrontaliers […] en prenant en compte l’intérêt de tous les États membres ». Si ce n’est pas un recul, cela y ressemble étrangement.
Les partisans de cette union parient malgré tout sur une victoire à terme. À la sortie de la réunion, Emmanuel Macron, qui est le grand promoteur de cette union des capitaux, se disait confiant dans l’avenir (...)
Un concept flou
L’idée d’une union des capitaux est tout sauf nouvelle. Au moment de la crise de l’euro, les différentes instances européennes en avaient déjà avancé le principe. Venant en complément de l’union bancaire, cette union des capitaux était censée alors stabiliser la sphère financière européenne en offrant un meilleur partage des risques. L’union bancaire n’a été qu’improprement mise en place. Quant à l’union des capitaux, elle a été promptement enterrée, une fois le gros de la crise financière passée.
Aujourd’hui, l’idée de cette union des capitaux resurgit, mais en mettant en avant d’autres objectifs. Il ne s’agit plus de rassurer le monde financier par une meilleure diversification des risques, mais de construire un marché unique plus fort en orientant mieux l’épargne, afin d’affronter la transition écologique et de permettre à l’Europe d’apporter une réponse commune aux défis géopolitiques.
Cette double filiation sème la confusion. (...)
Régulation ou harmonisation fiscale ?
Aujourd’hui, les différents produits financiers et d’épargne, comme l’assurance-vie, sont soumis au contrôle des régulateurs pays par pays. En France, ce contrôle est exercé par l’Autorité des marchés financiers et par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution pour certains. Des responsables militent pour que ces contrôles soient exercés au niveau européen comme pour les banques, de façon que les mêmes règles soient appliquées dans la zone euro et que les produits d’épargne soient harmonisés afin de faciliter leur emploi dans toute l’Union.
Les quelques pistes évoquées publiquement laissent à penser cependant que les responsables européens ont des projets bien plus larges qu’une supervision unique. Ils n’ont d’ailleurs pas besoin d’une telle mobilisation pour renforcer la réglementation. Ces derniers temps, de nombreux textes ont été adoptés pour renforcer la réglementation européenne, faciliter les transactions instantanées dans la zone euro. (...)
Bien plus qu’une question de régulation, l’union des capitaux telle qu’elle est défendue par ses promoteurs européens semble caresser le projet d’une harmonisation complète du cadre fiscal et budgétaire au sein de la zone euro, sous le contrôle de Bruxelles. Tous les dispositifs d’incitation pour orienter l’épargne, les allégements et autres mesures pour favoriser un secteur, à l’image du livret A qui assure le financement du logement social, seraient alors supprimés. Les États perdraient le contrôle de leur épargne intérieure pour la transférer à un niveau européen. (...)
Si les responsables européens défendent à nouveau avec autant de vigueur et de volontarisme ce projet d’union des capitaux, c’est qu’un certain sentiment d’urgence domine dans toutes les sphères de pouvoir politique et économique européen : le « grand décrochage » des économies européennes par rapport aux États-Unis ne peut plus être nié. Aucune des promesses du projet de l’Union élaboré en 2000 de bâtir « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » n’a été tenue. (...)
La crise du Covid-19 puis la crise énergétique, et enfin l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont obligé les responsables européens à ouvrir les yeux sur un état des lieux critique. Avec la pandémie, l’Europe a été contrainte d’admettre qu’elle se retrouvait en situation de dépendance alarmante à l’égard de pays tiers, qu’elle n’avait plus de producteurs de médicaments, plus de produits industriels finis ou semi-finis essentiels. Avec la crise énergétique et la guerre d’Ukraine, elle n’a pu que constater l’état de dépendance dans lequel elle se trouve tant en matière d’énergie que de défense, s’étant toujours refusée à la moindre vision stratégique.
Le nouveau Pacte de stabilité, adopté au début de l’année, exclut d’ailleurs par avance tout soutien public (...)
Quant à la possibilité de mener des politiques européennes de soutien, l’Allemagne a fermé la porte à double tour. Après s’être fait tordre le bras au moment de la pandémie et accepté un plan de relance européen, Berlin a signifié que ce programme d’endettement mutualisé serait le premier et le dernier. (...)
S’en remettre à nouveau au marché
Pour se doter d’un nouveau socle industriel et économique, la seule solution envisageable, selon des responsables européens incapables de changer de logiciel, est de s’en remettre à nouveau au marché, seul capable, selon eux, de mobiliser les capitaux pour construire la puissance européenne de demain. D’où la nécessité de bâtir une union des capitaux, qui lèverait tous les obstacles à une mutualisation de l’épargne des Européens remise dans les mains des financiers, et mettrait un terme à toutes les incitations menées pays par pays. Avec l’appui de la bureaucratie européenne, « la main invisible du marché » aurait toute latitude pour allouer l’argent de la meilleure façon possible pour le bien-être de tous. (...)
« Il y a une grande naïveté dans cette croyance dans le marché. Le choix des investisseurs est guidé par le rendement et rien d’autre. C’est d’ailleurs pour cela que l’épargne européenne est partie aux États-Unis », constate Éric Monnet. « Vous avez des chefs d’État et de gouvernement qui font face à un mur d’investissements, et qui cherchent refuge, non dans les faits, mais dans la fiction que la plupart de ces investissements viendront du secteur privé. Cela n’arrivera pas. On aura des investissements privés que s’ils sont profitables. Rien de ce qui n’est pas profitable ne sera financé par le secteur privé. Point », ajoute de son côté, Philippe Lamberts, président du camp écologiste au Parlement européen.
Insensibles à ces critiques, les responsables européens entendent bien poursuivre leur projet, sans remettre en cause leur approche ou reconnaître certaines erreurs. (...)
Aujourd’hui, les responsables européens nous expliquent de même que si le projet de construction européenne n’apporte pas les résultats escomptés, ce n’est pas à cause des principes sur lesquels il a été fondé, mais en raison aussi d’une mauvaise application. D’où l’impératif besoin de poursuivre sur la même lancée.