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Si ça fait pas mal, ça peut pas être bien ? Pourquoi on continue de lier souffrance et valeur du travail
#hypernormalisation #souffranceauTravail #Travail
Article mis en ligne le 29 juin 2025
dernière modification le 26 juin 2025

La semaine dernière j’ai découvert le concept d’HyperNormalisation : l’effort collectif qu’on fait pour maintenir la façade de la normalité alors que tout s’effondre autour de nous. Ça a été formulé par l’anthropologue russe Alexei Yurchak pour décrire la vie en URSS dans les années 70 et 80, où tout le monde SAIT que le système s’écroule mais n’a pas d’alternative à proposer, et maintient donc l’apparence du statu quo en continuant de faire fonctionner la société comme avant. En gros, c’est réussir à se mentir tellement bien collectivement en gardant le nez dans le guidon qu’on parvient presque à y croire.

Moi perso ça m’aide toujours de mettre des mots sur une réalité. Et l’HyperNormalisation, je trouve que ça décrit assez bien ce premier semestre 2025 (et mes efforts vains pour hyperdénormaliser avec des articles sur notre état mental en temps d’apocalypse).

(...) y’en a un qui me taraude depuis un bon bout de temps, c’est le sujet de la souffrance au travail. Et plus précisément, du lien inconscient qu’on persiste à faire entre souffrance et valeur du travail. Cette idée que si on a douillé, ça donne plus de valeur à ce qu’on a accompli. Et par extension, que prendre du kif c’est un peu louche, le signe qu’on a choisi la facilité, qu’on n’en fait pas assez, et que ce qu’on produit est nécessairement moins bien.

Et purée, s’il y a bien un sujet HyperNormalisé, c’est bien celui de la souffrance au taf. On entend constamment parler de burn out endémique, de pénibilité, de risques psychosociaux, de 45% de salarié·es en détresse psychologique et… et rien, j’ai envie de vous dire. Il se passe rien. Grande Cause mes couilles. Bien-être mon oeil. On applique un peu de sparadrap type “cours de yoga gratuit” et on laisse les gens dans leur merde, voilà ce qui se passe. (...)

Le sujet est traité, re-traité, sur-traité, partout, tout le temps, et rien ne bouge. Moi forcément, ça me donne envie de creuser, pour comprendre ce qui permet à la souffrance de rester la norme au travail. Et comme je suis clairement venue ici pour souffrir, je vous préviens d’emblée que je suis tombée dans un vortex : je me suis retrouvée à lire des bouquins parus y’a 50 piges et j’attaque cet article avec zéro idée de comment je vais vous synthétiser tout ça mais une forte envie de vous raconter ce que j’ai capté.

On mixer business, culture, philosophie, psychologie, sociologie, anthropologie et peut-être bien BDSM, et je vais tout faire pour que vous aimiez ça.
Le monde du travail produit structurellement de la souffrance

Autant c’est évident, autant c’est pas mal de commencer par ça.

1/ On se cache pour souffrir (...)

C’est dans les chiottes qu’on pleure, pas dans l’open space. Les gens qui racontent leurs échecs, leurs doutes et leurs galères sur LinkedIn, dans la vie ou dans des interviews le font généralement a posteriori. Et autant, je trouve ça courageux et vraiment super, et il faut continuer à le faire, merci. Autant ça me fout toujours un petit seum, je dois l’avouer. Parce que généralement, ça se passe comme ça : une personne projette du succès et de la win pendant des années, puis finit par révéler qu’en fait, c’était l’enfer en coulisses, mais uniquement quand elle a déjà réussi à rebondir. Résultat, nous tous·tes là, on est uniquement exposé à des récits de gens qui racontent que tout va super bien à un temps T, que ça soit vrai ou non. On ne voit jamais quand les gens sont dans le dur. (...)

Ajoutons à ça une forme de relativisation de la légitimité de la souffrance, notamment dans les métiers intellectuels. Avec des phrases allant de “on n’est pas à la mine” à “on sauve pas des vies” en passant par “c’est pas non plus l’usine”, on cautérise la plaie avec du limoncello : derrière l’alcool de la relativisation se cache le citron de la culpabilisation. On n’a pas le droit de souffrir quand d’autres souffrent plus, et souffrent pour de vrai, physiquement, alors que la souffrance psychique, ben c’est dans la tête. Donc ça compte moins. Sauf que si 45% des employés sont en détresse psychologique, que 30% ont déjà fait un burn out, eh bien côté cadres c’est la bérésina (...)

2/ C’est bien plus large que ça

En 2014, Christophe Dejours (psychiatre, psychanalyste, médecin du travail, professeur au CNAM) a publié un bouquin nommé Souffrance en France - La banalisation de l’injustice sociale dont j’ai envie de vous parler pour deux raisons.

La première, c’est que j’adore le titre, que je suis quasi-sûre que la V1 était “SoufFrance”, et que ça me donne envie de lancer France Souffrance, une plateforme digitale pour matcher les gens qui aiment douiller avec des jobs toxiques.

La seconde, c’est parce que Christophe Dejours, c’est un peu le mec qui surpsychologise les problèmes du travail, et qu’on lui a reproché d’avoir un peu trop mis l’accent sur l’individu dans toute cette histoire. Et pourtant MÊME LUI, il explique que la souffrance est intrinsèque à l’organisation moderne du travail. (...)

3/ En fait c’est structurel

Ce qu’il fait ensuite — ça lui prend Dejours — c’est, en effet, de ne pas aller chercher les causes systémiques (mais bon vous les avez : faire plus avec moins, performer dans une économie chancelante avec une compétition féroce, subir un management toxique, des relations de subordination pénibles, rester à jour dans un monde en perpétuelle évolution etc. etc.) mais de brosser un inventaire un peu flippant des formes de cette souffrance normalisée (...)

Bref, la souffrance au travail n’est pas une anomalie, encore moins une insuffisance individuelle : la seule chose qui est individuelle c’est la façon dont on se retrouve à la vivre (...)

Notre culture lie souffrance et valeur du travail

Les racines culturelles de notre rapport à la souffrance en un thread Twitter :

Dieu (@YHWH) pose un tweet : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. »
Le catholicisme (@JesusRPZ) quote RT : souffrir = se rapprocher de Jésus MAIS rassurez-vous ça ira mieux après.
Max Weber (@Berufmalade) en rajoute une couche en protestant : travail = voie vers le salut et preuve de l’élection divine.
Le capitalisme (@trickle_down) fav et RT. (...)

On a besoin de légitimer de la souffrance (...)

comme beaucoup, au fil de ma vie, j’ai pris la souffrance, non pas comme un signal d’alerte, mais comme un badge, un passage obligé, une preuve de sérieux, de mérite, de maturité.

Pourquoi ?

POURQUOI ?

Je vais tenter d’expliquer ça, parce que merde.

1/ Parce qu’on n’a pas le contrôle (...)

Notre seule marge d’action, alors, revient à trouver du sens. Une légitimité. À construire autour de la souffrance un petit échafaudage explicatif pour continuer à tenir.
2/ On a besoin de donner du sens à la souffrance

Parce qu’il est difficile et souvent hors de notre pouvoir de décider de ne pas souffrir (cf. la vie), mais qu’il est encore plus difficile de souffrir pour rien, en tant qu’humains, notre réflexe face à l’impuissance c’est de légitimer la souffrance en lui donnant du sens. (...)

Ce n’est pas du masochisme, c’est une tentative profondément humaine de trouver du sens à ce qui échappe à notre contrôle en donnant de la valeur à notre souffrance. C’est ce qui nous permet d’endurer la difficulé, et malheureusement, au passage, de la laisser continuer.

Maintenant, arrive à la quatrième et dernière partie, et normalement c’est la partie qui légitime votre souffrance d’avoir réussi à arriver jusqu’ici.

Comment on justifie la souffrance (...)

1/ Le mérite

J’ai déjà fait son sort à la méritocratie dans un article que je vous résume en une phrase : l’idée du mérite sert à justifier de culpabiliser ceux qui n’y arrivent pas en expliquant que c’est leur faute alors qu’un paquet d’autres facteurs économiques et sociaux conditionnent la réussite.

2/ La quête de soi

Alors ça, c’est le magistral contre-Uno du capitalisme : transformer la souffrance en une voie d’accomplissement personnel. (...)

En gros, le monde du travail est un Mon Chéri (pardon aux amateur·ices) : on enrobe la cerise dégueu de la souffrance et des objectifs irréalisables dans le chocolat de “se challenger”, “sortir de sa zone de confort” et “se dépasser”. On fait de l’exploitation subie une quête de soi voulue. Un truc bien pour nous. Et non seulement c’est malvenu de se plaindre, mais en plus il faudrait dire merci.

3/ Le storytelling (...)

4/ Le sacrifice pour les autres (...)

Et donc on fait quoi ? (...)

La souffrance au travail n’est pas une preuve de défaillance personnelle mais de défaillance du système. À partir de là, endurer n’est pas un fait de gloire. Déjà, parce que personne ne nous accordera jamais une médaille. Ensuite, parce que personne ne nous rendra jamais ce qu’on aura sacrifié pour… juste tenir.

Souffrir n’a pas de valeur intrinsèque. (...)