
De Tel-Aviv où il vit et enseigne à l’université, l’historien, ardent défenseur de la paix et de la fin de l’occupation, livre en exclusivité à l’Humanité son analyse lucide de la tragédie en cours au Proche-Orient, qui était selon lui, hélas, prévisible.
Historien engagé et volontiers polémiste, Shlomo Sand ne s’est jamais senti aussi mal depuis le 7 octobre. Soldat en 1967, il n’a cessé de militer pour la reconnaissance du droit à l’autodétermination du peuple palestinien et pour son droit à un État indépendant aux côtés de l’État d’Israël.
Mais il persiste dans son rêve que ses enfants et petits-enfants puissent un jour vivre dans « un État démocratique qui accorde les mêmes droits à tous ses citoyens. Il explique pourquoi dans l’entretien qu’il nous a accordé et dans son ouvrage, Deux peuples, un Etat ? Relire l’histoire du sionisme, à paraître en janvier 2024 au Seuil.
Je suis en état de choc face au degré de violence. Je suis en train de m’éloigner de gens que je pensais proches. Je me sens seul, déprimé. J’ai été choqué, au début, par l’agression horrible du Hamas. Condamner le Hamas, il faut le faire. Ma critique profonde à l’égard de ce mouvement, au-delà de la violence, c’est son programme politique.
Il ne cherche pas le compromis avec les Israéliens. Mais, en tant que grand adepte de Gillo Pontecorvo et de son film la Bataille d’Alger, me sont revenus les propos adressés à un militaire français par un militant du FLN, considéré alors comme terroriste : « Si nous avions vos chars et vos avions, nous n’aurions pas commis d’actes de terreur avec les bombes dans nos couffins. » Ma position est de ne pas isoler cette violence du cadre général politique et historique qui l’a fait naître. (...)
La stratégie de Sharon a été d’isoler la bande de Gaza de la Cisjordanie et d’éviter tout processus de paix. Il a instauré le siège de Gaza, qui dure depuis près de dix-huit ans. Ensuite, n’oublions pas que l’idéologie sioniste considère l’État d’Israël comme l’État des juifs et non de ses citoyens. Un État qui serait plus proche d’un juif qui habite à Paris que d’un arabe israélien vivant sur place. Un État dans lequel Il y a des citoyens de seconde zone, sans parler de ceux, dans les territoires occupés, qui n’ont aucun droit.
Cette idéologie nourrit les extrémismes, pendant que la gauche s’affaiblit considérablement. Jamais, dans l’histoire d’Israël, elle n’a été aussi faible – cela, dans un contexte d’affaiblissement mondial de la gauche. Enfin, l’absence de pressions internationales sur Israël a eu pour conséquence de renforcer un électorat et une opinion qui exigent de plus en plus l’éradication de la révolte palestinienne par tous les moyens possibles. (...)
Netanyahou n’est pas le seul responsable et coupable. Tout le monde au pouvoir en Israël est responsable et coupable, dans le passé et au présent. Le blocus de la bande de Gaza n’a pas commencé par l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, ni l’occupation, la colonisation et l’annexion de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Netanyahou est l’héritier direct d’Ariel Sharon. Il n’a fait qu’aggraver la situation en accélérant la colonisation en Cisjordanie.
Il faut savoir que quatre ministres du gouvernement actuel résident dans ces colonies, dans les territoires occupés ainsi que le chef d’état major de l’armée ! Rappelons qu’en 2022, 146 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie et, parmi eux, la journaliste Shireen Abu Akleh, dont le crime reste impuni à ce jour. Les attaques de villages palestiniens par les colons se multiplient sans que les assaillants ne soient inquiétés.
Face à cette impunité, les Palestiniens, eux, vivent dans l’absence d’une protection internationale. (...)
La révolte des Palestiniens de Gaza a des origines profondes. Pour comprendre les atrocités commises et tout le malheur qui arrive aux Israéliens, un grand malheur, il faut chercher leurs racines dans l’histoire. (...)
L’origine de cette violence, de la haine profonde des Palestiniens, remonte à la Nakba de 1948. Plus de 700 000 Palestiniens ont fui ou ont été chassés du territoire qui allait devenir Israël. À Gaza, les réfugiés et leurs descendants ont vu et voient, en face, de l’autre côté de la « frontière », l’implantation des kibboutz, villages et colonies.
En tant qu’historien, je me demande comment des gens dont l’imaginaire collectif repose sur la croyance qu’il y a deux mille ans, on a arraché leurs ancêtres de leurs terres, ne peuvent pas comprendre les gens qui ont été arrachés de leurs terres, il y a soixante-quinze ans, et qui, en plus, vivent en majorité dans la pauvreté. La plupart des Israéliens ne veulent pas savoir. L’origine de cette violence, de la haine profonde des Palestiniens, remonte à la Nakba de 1948. Plus de 700 000 Palestiniens ont fui ou ont été chassés du territoire qui allait devenir Israël. À Gaza, les réfugiés et leurs descendants ont vu et voient, en face, de l’autre côté de la « frontière », l’implantation des kibboutz, villages et colonies.
En tant qu’historien, je me demande comment des gens dont l’imaginaire collectif repose sur la croyance qu’il y a deux mille ans, on a arraché leurs ancêtres de leurs terres, ne peuvent pas comprendre les gens qui ont été arrachés de leurs terres, il y a soixante-quinze ans, et qui, en plus, vivent en majorité dans la pauvreté. La plupart des Israéliens ne veulent pas savoir. (...)
Dans quel état d’esprit est l’opinion à Tel-Aviv ? Qu’en percevez-vous ?
C’est le pire moment dans l’histoire de la conscience politique israélienne. L’opinion, aujourd’hui, est revancharde, même chez les gens dits de gauche. Chaque Israélien compte des victimes parmi ses proches ou connaissances. Les gens sont « polarisés » sur l’atrocité des crimes commis par le Hamas. Pourtant, on ne peut pas représenter Israël comme une pure victime, même si les civils israéliens touchés sont des victimes, et rien ne peut justifier la tuerie d’enfants et de personnes innocentes, quelles qu’elles soient et où qu’elles soient, en Israël ou à Gaza.
Nous le savons tous depuis 1967 : le refus d’Israël de se retirer des territoires occupés et de reconnaître les droits des Palestiniens nous conduit à cette situation. Une situation qui, pour le moment, n’aide pas les Israéliens à faire des efforts pour prendre du recul. J’espère que ça va changer. (...)
Le soutien inconditionnel d’Emmanuel Macron et de Joe Biden à Israël n’aide pas à entrevoir une issue de paix (...) Emmanuel Macron suit Joe Biden les yeux fermés, au lieu d’avoir une politique plus intelligente : aider à un cessez-le-feu, à trouver des voies pour la paix et pour une solution politique.
Oui, condamner le Hamas et en même temps défendre la cause palestinienne ; réaffirmer que ce peuple a droit à son autodétermination, à cesser de souffrir ; mettre fin à une situation d’occupation qui dure depuis trop longtemps. Emmanuel Macron doit aussi condamner Israël dans sa persistance à ne pas reconnaître les droits des Palestiniens et, surtout, il doit dénoncer l’apartheid. (...)
Oui, Israël applique l’apartheid. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Tamir Pardo, ancien chef du Mossad de 2011 à 2016, qui l’a déclaré le 7 septembre à l’agence AP : « Les mécanismes israéliens de contrôle des Palestiniens, depuis les restrictions de mouvement jusqu’à leur placement sous la loi martiale, alors que les colons juifs dans les territoires occupés sont gouvernés par des tribunaux civils, sont à la hauteur de l’ancienne Afrique du Sud. » Menahem Begin, chef du Likoud, y avait lui aussi fait référence en 1977, lorsqu’il était pour accorder une citoyenneté aux populations occupées, parce que, disait-il, « sinon, Israël sera un régime d’apartheid ». (...)
En vérité, je ne crois pas à la paix aujourd’hui. L’unique espoir est que l’administration américaine fasse pression sur Israël pour négocier avec les Palestiniens. Sans une réelle détermination extérieure, il n’y aura pas de paix. Si on laisse les Israéliens poursuivre leur aveugle politique de colonisation, cela mènera à sa propre destruction.
Il n’y aura pas de solution armée à ce conflit. (...)
Mais tout cela a été fortement compromis depuis Ariel Sharon, dont la stratégie a été d’isoler Gaza et de faire en sorte que le Hamas, qui n’est pas un partenaire pour la paix, y exerce le pouvoir. Aujourd’hui, la poursuite de la colonisation en vue d’une annexion est en train d’annihiler cet espoir. Plus de 850 000 Israéliens (non arabes) habitent en Cisjordanie, dans les territoires palestiniens occupés.
Dès lors, il reste deux options. Soit le transfert des populations. Des Israéliens pensent que l’on peut encore repousser les Palestiniens de Gaza vers le Sinaï. Mais je veux croire qu’Israël n’a pas intérêt à provoquer une nouvelle Nakba (NDLR : ce terme arabe signifie « catastrophe » et fait référence à l’exode forcé des Palestiniens en 1948), cela déstabiliserait toute la région.
Donc, il faut commencer à construire pas à pas les conditions historiques d’un État fédéral (ou fédération). Rappelons que presque tous les États fédéraux dans l’histoire sont nés du conflit et par la violence. Il est difficile de s’en convaincre aujourd’hui et même de l’imaginer, mais je pense que nous n’avons pas d’autre choix qu’une coexistence pacifique dans une fédération israélo-palestinienne. (...)
Mais, avant de déboucher sur un compromis historique et sur la paix, il y aura encore, malheureusement, des catastrophes, car ce qui est grave dans notre monde actuel, c’est cette « symbiose » entre religion et nationalisme. De l’Inde jusqu’à l’Iran, de Gaza jusqu’à Jérusalem, le tandem religion et nationalisme et leur instrumentalisation sont la pire des choses.