
Le Premier ministre, Michel Barnier, a confirmé mardi 1er octobre 2024, lors de sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale, son intention de faire de la santé mentale la « grande cause » de l’année 2025. Mais alors, comment se fait-il que les professionnels ne l’entendent pas de cette oreille et qu’ils continuent à dénoncer sans cesse la casse de la psychiatrie ?
Un article d’Hospimédia, L’actualité des territoires de Santé, nous informe qu’au 31 décembre 2022, 25 % des établissements publics ayant une activité de psychiatrie déclarent avoir dû fermer de 10 à 30 % de leurs lits. Ils n’étaient que 5 % avant la crise sanitaire. Cette hausse spectaculaire des fermetures de lits, entre 2020 et 2022, révèle les tensions structurelles qui traversent la psychiatrie publique. Selon la Fédération Hospitalière de France, c’est essentiellement le manque de médecins et de personnels soignants qui s’avère le facteur principal de 88 % des fermetures structurelles de lits.
Selon les déclarations des responsables du Syndicat des Psychiatres des Hôpitaux, la situation est alarmante : près de 48 % des postes de praticiens hospitaliers demeurent vacants à l’hôpital. Alors que les demandes de prise en charge explosent (...)
Bien sûr, cette situation de pénurie qui règne dans les hôpitaux psychiatriques se révèle un cas particulier des politiques d’endettement des hôpitaux et des cures d’austérité auxquelles ils sont soumis. Pour prendre un autre exemple marseillais, le Centre Hospitalo-Universitaire de la Timone souffre d’un manque de personnel, tel qu’un tiers des blocs chirurgicaux ont été fermés. Dans un autre établissement hospitalier marseillais, l’Hôpital Nord, depuis le Covid, 30 % des infirmières de bloc ont démissionné et le manque de personnel soignant a des conséquences médicales parfois très sérieuses, diminuant d’autant le pourcentage d’espérance de guérison des patients, malgré l’extrême dévouement du personnel.
Les délais d’obtention de rendez-vous médicaux dans le privé – même dans une région qui ne souffre pas de désertification médicale – s’allongent également et la situation devient extrêmement sensible, médicalement bien sûr, mais aussi socialement. Les transferts de tâche des médecins vers les paramédicaux et pharmaciens, pour utiles qu’ils puissent être, ne résolvent pas la pénurie structurelle de la prise en charge des patients. (...)
À tous les échelons du système de soins, le management par le « droit mou » des règles de bonnes pratiques, de recommandations et d’évaluations diverses et variées, métastase pour le plus grand malheur des soignants et des patients, sans que pour autant nous puissions être assurés de leurs bienfaits du point de vue des finances publiques. Ces règles de normalisation et de contrôle social des professionnels comme des patients sont largement imposées par des technocrates ou de supposés experts assez éloignés de la pratique de terrain. Tous les jours, j’entends des médecins, des psychologues, des professionnels du soin, dénoncer une politique gestionnaire obnubilée par des objectifs financiers percutant le travail du soin qu’ils tentent de mettre en pratique.
Aux coupes budgétaires, aux fermetures de lits, s’ajoutent le harcèlement des grilles d’évaluation, les réorganisations incessantes des organigrammes décisionnels et la mise en pièces des institutions comme des pratiques soignantes acquises au cours de leurs formations. Les emplois du soin sont précarisés, les professionnels sont prolétarisés dans le sens où, à l’insuffisance des moyens matériels nécessaires, s’ajoute la confiscation par les protocoles standardisés, par les normes quantifiées, par le filet des scores dans lequel ils sont pris, par la violence d’une dépossession de leur savoir, de leur savoir-faire et de leur savoir-être au profit d’habitus, hérités du management technico-affairiste.
Comment soigner quand on est aussi maltraités par cette « société de contrôle » qui « trie », surveille, traque, trace, norme et aliène ?
Une psychiatrie au bord de la crise de nerfs ? (...)
Cette période est également celle où commence à s’imposer une nouvelle manière de diagnostiquer, de soigner, de former et de faire des recherches en psychopathologie et en psychiatrie. Cette « néo-psychiatrie », largement inspirée par la psychiatrie américaine – jugée, jusque-là, trop utilitariste, pragmatique et indigente par la psychiatrie continentale – qui occupe aujourd’hui tous les postes universitaires et siphonne les financements. C’est ainsi qu’aujourd’hui, quasiment plus aucun poste de professeur de psychiatrie ou de pédopsychiatrie ne se trouve, a contrario des années 1970/80, détenu par un tenant de la psychanalyse ou de la psychothérapie relationnelle.
De même, en psychologie, année après année, les formations et les recherches en psychanalyse cèdent du terrain, malgré quelques « beaux » ilots de résistance. Postes et crédits vont aux « alliés objectifs » d’une civilisation capitaliste néolibérale qui fait du sujet humain une microentreprise autogérée ouverte à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles. Nombre de thèses (canadiennes notamment) n’hésitent pas à approcher le système neuronal comme un ensemble de stratégies mises en actes sur les marchés financiers. (...)
Et, je prie une fois pour toutes mon lecteur de s’en souvenir, j’ai la plus grande estime pour les chercheurs en neurosciences et tous ces travailleurs de la preuve qui font de la recherche sans devoir se transformer en missionnaires des idéologies totalitaires à la mode. J’ai, par contre, une réserve des plus tenaces à l’égard de fondations qui – telle FondaMental – occupe une majorité de postes décisionnels pour répandre la « bonne nouvelle » d’une origine neurogénétique des « troubles du développement ».
Les nouvelles technologies ont fourni aux recherches en psychiatrie et en psychopathologie de nouveaux instruments – imagerie fonctionnelle (IRM) du cerveau, traitement épidémiologique des big data – qui ne se sont pas contentés d’être simplement des outils ou des techniques, mais sont devenus véritablement des paradigmes conceptuels. Ce qui fait qu’aujourd’hui, on peut impunément parler d’Intelligence artificielle ou encore considérer que c’est le cerveau qui décide de nos choix de vie, apprend à lire ou à compter, régule nos émotions, décrypte nos choix esthétiques, sans nous rendre compte que nous cédons à une séduction des métaphores. (...)
À partir de ce moment-là, les symptômes psychiques ont cessé de vouloir dire quelque chose à quelqu’un. Ils ont été réduits à des dysfonctionnements neurocognitifs supposés produits par l’action conjuguée d’une héritabilité génétique et d’activation de facteurs environnementaux. Les symptômes ont perdu leur sens et avec eux le travail psychiatrique aussi… (...)
Cette manière de penser la souffrance psychique et son diagnostic réduit le sujet à un segment de population statistique, à une configuration multidimensionnelle de ses anomalies, efface le contexte, le sens et l’histoire des symptômes au profit d’une fiabilité inter-juges. (...)
Le souci du patient dans cette nouvelle psychiatrie se trouve confié aux plans de réhabilitation sociale, de groupes d’entraide des malades et de leurs familles et à toutes sortes de dispositifs associatifs qui, pour n’être pas inutiles, loin de là, témoignent de la « défausse » du psychiatre au profit d’une « gestion sociale » du « handicap ». La notion même de « trouble » est trouble, elle est vaseuse, comme la prolifération des dys dont on oublie la signification première d’« embarras » ou « difficulté ». Faut-il vraiment traiter comme pathologiques toutes les difficultés de l’existence ? Jusqu’à quel point la notion de « handicap » n’est-elle pas handicapante pour dire un symptôme ?
La neuro-biologisation des souffrances est, à ce titre, politiquement problématique. (...)
Sans devoir prendre parti pour une causalité psychique, sociale ou neurogénétique des souffrances psychiques et sociales, je dirai, pour travailler dans ce champ professionnel depuis des décennies, d’abord à l’hôpital, ensuite en libéral, qu’à la misère matérielle de ce secteur s’est rajoutée une misère symbolique, une disette des moyens de compréhension et d’action douloureusement ressentie par les soignants.
Ayant participé à la formation et aux recherches psychopathologiques des psychologues comme des psychiatres, je peux attester de leur désarroi face aux transformations sociales et politiques qu’ils subissent dans l’exercice public comme privé. (...)
ne fois encore, là comme dans de nombreux domaines, la gestion algorithmique des populations et la rationalité technique et instrumentale de leur prise en charge prévalent sur le soin, l’éducation, le souci et l’aide à offrir aux patients.
Pour faire passer la pilule des plateformes et des actes de soins ubérisés, les autorités s’appuient sur les courants les plus orientés vers la recherche biomédicale et qui se consolent de leurs difficultés à soigner par les postes et les financements d’infrastructures et de technologies où ils pourront, paisiblement, observer « le cerveau penser » ! Tout en s’efforçant d’oublier ce diagnostic de Ludwig Wittgenstein : « en psychologie, les méthodes sont expérimentales, mais les concepts confus ».
Alors si on veut une fois encore éviter que la santé mentale promue « grande cause nationale » en 2025 ne se transforme en « grande casse nationale », il faut, mesdames et messieurs les responsables politiques, commencer par écouter les professionnels, les professionnels de terrain qui se coltinent tous les jours la souffrance de leurs semblables. Et, peut-être commencer à fermer les écoutilles dans lesquelles se déversent les aigreurs, les ressentiments et la néguempathie de vos conseillers. Faute de quoi les « bonnes intentions » de cette « grande cause nationale » finiront en pur effet d’annonce sans produire le moindre tressaillement chez les scribes de nos nouvelles servitudes…