Comment pouvons-nous passer de la discussion et de la critique de la politique de genre de l’État à la recherche d’alternatives ? Et pourquoi cela est-il important en cette quatrième année de guerre ? Quels problèmes et quelles forces du mouvement féministe russe la guerre contre l’Ukraine a-t-elle révélés ? L’historienne, chercheuse en études de genre et autrice de la chaîne Telegram « Le Rire de Méduse » (Smekh Medouzy), Ella Rossman, en parle dans cet entretien avec la journaliste et militante féministe Anastasia Polozkova. [1]
Question d’une lectrice ou d’un lecteur n°1
Ella est une historienne qui écrit un travail sur l’histoire soviétique. Cependant, elle a émigré. Comment parvient-elle à mener des recherches scientifiques là-bas, si toutes les sources historiques sont ici, en Russie ?
L’Union soviétique, ce n’est pas seulement la Russie. L’Union soviétique comprenait d’autres territoires qui sont devenus des républiques indépendantes. Par exemple, la Géorgie, l’Arménie et l’Ukraine actuelles. C’est pourquoi les sources concernant l’URSS ne se trouvent pas uniquement sur le territoire de la Fédération de Russie. Et aujourd’hui, du fait que les archives russes sont effectivement inaccessibles pour beaucoup, on assiste à une redécouverte active des archives dans d’autres pays de l’ex-URSS. Il y a des pays où ces archives sont assez ouvertes, où l’on peut y travailler librement. Dans d’autres pays, ce n’est pas le cas. Par exemple, dans certains pays d’Asie centrale, les archives restent en grande partie inaccessibles aux historiens. Le matériau est très abondant. Du fait qu’il y avait un russo-centrisme dans les recherches sur l’histoire soviétique, les archives non russes étaient moins connues, on leur accordait moins d’attention, et c’est pourquoi il y a là-bas de quoi travailler.
Il existe également un grand nombre d’archives, par exemple, dans les pays de l’ancien bloc socialiste, de l’ancien bloc de l’Est, qui contiennent notamment des documents soviétiques. (...)
Question d’une lectrice ou d’un lecteur n°2
En quoi des droits étendus pour les minorités de genre peuvent-ils aider économiquement un pays ?
Ils peuvent aider à construire une société plus libre, où il y a de la place pour différentes personnes et différents modes de vie. En quoi est-ce bénéfique ? Cela permet à ceux qui diffèrent de la majorité, premièrement, de rester physiquement dans le pays : ils n’ont pas besoin de partir pour chercher une vie meilleure ailleurs parce qu’ils ne sont pas acceptés dans leur patrie. Deuxièmement, de participer activement à la vie économique du pays. Pour le dire crûment, si une minorité n’est pas discriminée à l’embauche, si elle n’est pas licenciée pour des raisons sans rapport avec le travail, alors elle peut aussi contribuer à la société.
Mais en général, je n’aime pas beaucoup ce discours selon lequel toutes les décisions de la vie publique et politique devraient être guidées exclusivement par des considérations économiques. Nous avons aussi des représentations éthiques, une morale. Oui, parfois des décisions économiquement peu avantageuses sont prises, mais elles sont importantes du point de vue éthique. (...)
Un exemple frappant ici est la guerre contre l’Ukraine. Que voyons-nous lorsque les répressions se sont intensifiées ? Un exode de personnes de Russie. Personne n’a encore évalué de combien de personnes parties nous pouvons parler. J’ai vu des chiffres allant de 300 000 à un million de personnes. En comptant ceux qui sont partis et ceux qui sont allés au front, Alexeï Rakcha [3] a calculé qu’environ un million d’adultes, valides, aptes au travail, jeunes et économiquement les plus actifs, ont été retirés de l’économie. C’est un nombre énorme, à cause duquel nous voyons actuellement divers processus économiques négatifs : ralentissement de l’économie et inflation avec un taux de chômage très bas. Je ne suis pas économiste, mais il me semble que ces choses sont évidentes même pour les non-spécialistes.
Quelle place la question du genre occupe-t-elle aujourd’hui dans l’idéologie des valeurs traditionnelles en Russie ?
Nous avons une idéologie des « valeurs traditionnelles » qui est fortement centrée sur les questions de famille, de masculinité, de féminité, de sexualité. Il est évident que les questions de genre et de sexualité sont centrales dans cette idéologie. [4] Et cette idéologie elle-même joue actuellement un rôle important – au moins dans le discours public. Mais aussi, comme nous le voyons, dans la pratique juridique et dans la politique, c’est-à-dire dans les domaines les plus divers que les autorités russes tentent de contrôler. En fait, il est important pour nous de commencer à avancer vers une discussion sur la place que la question du genre occupe aujourd’hui pour nous et ce que nous pouvons opposer à la politique d’État russe.
Il existe de nombreuses façons de montrer qu’il n’y a pas de « valeurs traditionnelles » en Russie sous la forme décrite par les représentants du pouvoir. Il existe de nombreuses façons de montrer que l’idéologie des valeurs traditionnelles est une coquille vide ; une norme imposée ; un mode de vie qui, bien que présenté comme idéal et essentiellement russe, n’est en réalité pas si répandu parmi les Russes. (...)
Comment fonctionne l’idéologie des valeurs traditionnelles ? Différents représentants du pouvoir et personnalités publiques proclament des versions des valeurs traditionnelles qui diffèrent quelque peu les unes des autres : bien qu’il y ait un ensemble évident de tropes plus ou moins récurrents, dans l’ensemble il y a des différences assez substantielles. De temps en temps, différentes personnalités politiques en Russie organisent une « thérapie de choc ». Par exemple, elles proposent quelque chose qui indigne fortement tout le monde ou provoque une forte anxiété. Tantôt elles proposent d’interdire aux femmes sans enfants d’aller à l’université (il s’agit des propos de la sénatrice Margarita Pavlova, qui a déclaré en 2023 qu’il fallait cesser d’orienter les Russes vers l’enseignement supérieur en raison du risque de manquer leur fonction reproductive). Tantôt elles introduisent une allocation pour les écolières enceintes. Tantôt elles parlent de certaines restrictions des femmes dans la vie publique. Parfois, les représentants du pouvoir ne proposent même rien, mais transmettent simplement des stéréotypes archaïques.
Le succès de cette tactique réside dans le fait que nous en parlons constamment.
Nous essayons de donner un sens à tout cela, de construire un bon modèle descriptif qui décoderait complètement pour nous ce que veulent les autorités actuelles et où elles nous mènent.
En quoi une telle discussion prolongée est-elle dangereuse ? Et quelle est alors l’étape suivante ?
Des journalistes russes en exil et des journalistes étrangers me contactent constamment à ce sujet. Et plus je commente, plus je comprends que tant que nous discutons sans fin de tout cela, nous aidons en quelque sorte les autorités russes. C’est-à-dire que nous faisons ce à quoi leurs actions sont destinées : la reproduction constante de ces tropes, de ces idées. Je pense qu’il y a tout de même un fond rationnel là-dedans, puisqu’elles [les autorités] veulent que nous en parlions et que nous nous sentions constamment désorientés par ces propositions multidirectionnelles et choquantes.
Il semble que tout le monde comprenne plus ou moins maintenant que les autorités russes se sont emparées de la thématique du genre il y a assez longtemps et suivent désormais la voie de l’escalade. Il est maintenant temps de parler de ce que nous opposons à cela. Que voulons-nous nous-mêmes pour nous en matière de relations de genre, de normes, de coexistence de différents modes de vie ? (...)
Dans tes travaux scientifiques, tu étudies comment les femmes en Union soviétique tardive construisaient leur identité et cherchaient la liberté dans des conditions de pression idéologique. Après le 24 février 2022, la pression idéologique sur les Russes continue de s’intensifier. Que pouvons-nous apprendre des femmes soviétiques à cet égard ?
Je vois qu’aujourd’hui on parle enfin de plus en plus activement du fait qu’il y avait des femmes dans les cercles dissidents, par exemple dans les cercles dissidents de Léningrad, qui soulevaient directement toutes les questions dont nous parlons encore aujourd’hui. Les questions de la famille, des droits des femmes ; à quoi peut ressembler la libération de la femme au-delà de l’image de cette libération imposée à l’époque soviétique. Je pense que c’est ce que nous pouvons apprendre d’elles : non seulement discuter de l’idéologie soviétique (car à la fin de l’époque soviétique, tout était déjà clair à ce sujet), mais reporter notre attention sur nos propres histoires, notre vie personnelle et la recherche d’alternatives. [5]
Dans les cercles féminins dissidents, il y avait une grande diversité de représentations des alternatives. (...)
Cette inventivité et cette capacité à tourner son regard dans la direction totalement opposée à l’idéologie qui attire constamment l’attention – voilà ce que nous pouvons apprendre de ces femmes.
D’après mes propres recherches, je vois que les femmes qui n’étaient pas intégrées aux groupes d’opposition, aux groupes dissidents, cherchaient aussi différentes façons d’exister dans cet environnement. D’un côté, dans un environnement qui leur offrait de nouvelles opportunités professionnelles, la possibilité de s’instruire, une plus grande indépendance économique. De l’autre côté, dans un environnement qui leur prescrivait certains rôles, qui limitait fortement la norme pour elles. Et au-delà de cette norme se trouvaient de nombreux types de comportements sexuels, différentes familles, types de relations de couple. En travaillant avec des journaux intimes (je travaille principalement avec des sources de la fin de l’époque soviétique), je vois de nombreuses stratégies diverses que les femmes choisissaient. Il me semble que les stratégies les plus réussies étaient celles qui, d’une part, incluaient une réflexion sur les contradictions au sein de l’idéologie qui entourait les femmes dans la société soviétique. Et d’autre part, qui cherchaient des alternatives, des stratégies parallèles, qui développaient l’imagination sociale.
Selon mes impressions, jusqu’en 2020-2021, il y avait un épanouissement du féminisme public, maintenant le mouvement féministe s’est fortement transformé à cause de la guerre, des répressions, de la censure. Comment nos réalités actuelles se répercuteront-elles à l’avenir ?
L’expérience de la violence, y compris de la violence de guerre, dans laquelle se trouve impliquée d’une manière ou d’une autre une grande partie du pays, ne peut pas ne pas affecter la vie sociale. Et il ne s’agit pas seulement de ceux qui sont actuellement au front, mais aussi de ceux qui travaillent dans le domaine militaire – car le secteur civil se réduit chez nous, tandis que le complexe militaro-industriel, malgré le ralentissement de la croissance économique, tient toujours. Nous savons aussi qu’il y a toutes sortes de cas où même des enfants et des adolescents sont impliqués dans différentes activités liées au complexe militaro-industriel ou dans différentes formes d’aide au front. C’est-à-dire qu’une partie importante du pays se trouve impliquée d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement. [6]
Cette expérience de la violence ne peut pas ne pas se refléter sur la vie sociale, sur la norme, sur le niveau de violence qui sera ensuite toléré dans la société. (...)
Dans l’ensemble, nous pouvons dire que l’expérience de la violence, l’expérience de l’agression contre un autre pays, l’expérience de la violence politique dans la société ne passent pas sans laisser de traces pour toute la société, et nous allons surmonter cela pendant assez longtemps. Comme, par exemple, ne passe pas sans laisser de traces l’expérience de la censure, qui prive les gens de connaissances, y compris de connaissances sur eux-mêmes. Et il ne s’agit pas seulement de ce qui apparaît le plus dans les médias actuellement (par exemple, comment les personnes revenues du front sont traumatisées), il ne s’agit pas seulement de choses concrètes – il s’agit d’une influence plus globale de la violence sur la société. Comment les conflits contribuent à ce que dans la société augmente la tolérance à la violence quotidienne, à la violence domestique. Il me semble qu’il faut penser à de telles choses de manière plus globale.
Dans quelle mesure peut-on considérer comme réussis aujourd’hui les exemples de contrôle et d’implantation des rôles de genre ? (...)
e féminisme ne parle pas seulement de violence, mais propose aussi des alternatives. Il propose d’autres façons d’interaction sociale et de partenariat communautaire, de solidarité. Dans la pensée féministe contemporaine et dans l’activisme, une grande attention est accordée aux différentes pratiques du care (soin), aux différentes pratiques de collaboration qui ne seront pas strictement hiérarchiques, qui permettront de prendre en compte l’opinion de différentes personnes, la diversité des positions, la diversité des exigences et des besoins de différents groupes. Il me semble que c’est aussi un aspect important de la pensée et de l’activisme féministes, dont la Russie du futur et du présent a grand besoin, car la société russe est extrêmement diverse tant sur le plan ethnique que sur les plans de classe, territorial, et de tous les aspects sociaux les plus divers.
Un mécanisme qui permettrait de garder cette diversité à l’esprit, de ne pas la lisser, de la laisser visible, audible, et en même temps de trouver un compromis entre différents groupes, sans les réprimer – voilà ce qui est au centre des politiques féministes.
Et c’est ce qui peut être adopté par d’autres forces politiques qui se soucient de l’avenir de la Russie.
Je suis sûre que si l’on creuse, on peut trouver bien plus de telles choses. Et en fait, je regrette que le féminisme soit encore perçu comme une orientation de la pensée politique qui ne peut intéresser que certains groupes restreints : seulement les femmes, seulement les queers, seulement les personnes pour qui l’aspect de genre est important. Il reste encore quelque chose de niche et d’exotique. Mais en réalité, le féminisme est un courant politique qui, d’un côté, se concentre sur les particularités, mais de l’autre, propose aussi des solutions universelles. Ce sont précisément de tels instruments politiques dont la Russie du futur a besoin.
Anastasia Polozkova, journaliste et militante féministe russe.
Ella Rossman, historienne et chercheuse en études de genre, doctorante (...)