
La notion de « valeurs traditionnelles » compte, dans la Russie d’aujourd’hui, parmi les constructions rhétoriques les plus solidement établies du régime1. Son irruption dans les discours du président Vladimir Poutine, du patriarche Kirill et de membres de la Douma, de beaucoup antérieure au déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, a incontestablement marqué un tournant conservateur dans la politique russe2. On la voit désormais prospérer dans l’ensemble des productions gouvernementales, des décrets officiels et des supports de propagande. Les significations dont elle se trouve concrètement investie se sont affinées avec le temps, à mesure qu’elle recevait une portée et des connotations nouvelles. Quoi qu’il en soit de ces variations, la popularité croissante de cette figure rhétorique dans l’univers des porte-parole du régime signale l’accord collectif qui s’y est établi : le cap à tenir est celui de la tradition et de l’identité.
Toutefois, le thème des « valeurs traditionnelles » n’imprègne plus seulement le discours de politique intérieure ; il constitue un volet à part entière de la communication internationale du régime.
(...) Selon cette lecture, « l’Occident collectif » aurait aujourd’hui résolu d’imposer sa vision du monde à ceux des États qui furent autrefois proches de la Russie, voire se considéraient comme son allié. Pour sa part, la Russie n’aurait d’autre ambition que celle de résister à ces ingérences étrangères et de préserver coûte que coûte le socle de ses valeurs et de ses traditions. (...)
Dans les écrits soucieux de déchiffrer ces « valeurs traditionnelles », celles-ci apparaissent tantôt comme une construction stratégique de manipulation des masses, à caractère strictement technique, tantôt comme une conception réellement substantielle, le symptôme d’une orientation politique conservatrice en matière de famille, de sexualité, et d’enjeux sociaux du même ordre. Ces deux perspectives sont valables : chacune d’entre elles accentue simplement l’un ou l’autre aspect d’une même dynamique. (...)
Du côté de Vladimir Poutine, le dernier développement en date a été la signature, en novembre 2022, soit dans le contexte des combats les plus acharnés en territoire ukrainien, de l’Oukase sur les valeurs traditionnelles. D’après ce texte qui venait enfin en préciser les contours, les valeurs traditionnelles présentent un caractère éthique et moral. Elles correspondent à un impressionnant ensemble de préceptes sans lien entre eux : la vie et la dignité, les droits et la liberté individuels, le patriotisme, le civisme et le service de la patrie, le travail comme pratique constructive, la responsabilité devant son destin propre et l’adoption d’idéaux moraux élevés, la solidité de la famille et la priorité du spirituel sur le matériel, mais aussi l’humanisme et la charité, le sens de la justice et l’esprit du collectif, l’entraide et le respect mutuel, la mémoire historique, la continuité générationnelle et, enfin, l’unité des peuples de la Russie.
Telles qu’elles sont présentées, ces valeurs remontent aux sources même du christianisme, de l’islam, du bouddhisme, du judaïsme, et d’autres religions encore jadis professées sur le territoire russe, cette commune origine étant désignée comme le principe de leur unité. (...)
lles seraient donc le plus précieux des héritages, au fondement de la société et de la souveraineté de l’État, qu’il faudrait aujourd’hui préserver à tout prix de toute influence délétère.
Cette ahurissante construction confirme que les « valeurs traditionnelles » sont autre chose qu’un simple cliché investi de sens politique : elles sont un véritable idéologème. Il ne faudrait certes pas y chercher la clef de l’organisation politique de l’État russe, ni un quelconque « style » de gouvernement, et encore moins un outil d’analyse. Il n’en s’agit pas moins d’un véritable magma de représentations, doté de sa logique propre, en dépit même des aspects aberrants ou contradictoires qu’on y décèlerait. (...)
Son objectif n’est autre que celui de substituer une vision du monde totalisante et inconditionnelle aux logiques existantes de la discussion politique. Par sa promotion d’une morale quasi-religieuse, cette construction a anticipé l’agressive propagande de guerre actuelle, qui en appelle aux sentiments moraux des Russes pour libérer l’Ukraine de la dépravation occidentale et de la perversion nazie. Il est donc plus qu’urgent de remonter aux origines de cette représentation, de retracer sa préhistoire politique, de chercher comment elle s’est imposée comme l’un des piliers idéologiques du régime et enfin ce qu’elle révèle des rapports au religieux dans un État laïque. (...)
Dès le début de son règne, Vladimir Poutine a multiplié les excursus moralisants sur l’importance vitale du spirituel. Sa rhétorique n’en a pas moins évolué au cours du temps, et il faut reconstituer ici le glissement qui a vu ses intuitions dispersées sur la vie spirituelle se cristalliser en une véritable idéologie des valeurs traditionnelles. (...)
Aujourd’hui, la dépolitisation progressive des contradictions idéelles du régime a créé une configuration dans laquelle tous les moyens de les formuler, des médias indépendants aux initiatives citoyennes, ont été délibérément brisés. Aussi le régime n’est-il redevable d’aucune reconfiguration politique, mais seulement d’une destruction totale. Il n’a plus guère pour lui que ses tanks, ses missiles et ses drones qui, comme le diffuse opiniâtrement la télévision d’État, apportent « le vrai, le bien et le beau » en Ukraine.