 
	Et si les anges, du moins certains, plutôt qu’annoncer l’apocalypse, pouvaient nous aider à la tenir à distance ? C’est l’hypothèse séduisante que propose Georges Didi-Huberman dans son dernier ouvrage " Les Anges de l’Histoire. Images des temps inquiets."
Le terme « angélique » est devenu une insulte, proférée par les bouches des droites dures à l’encontre de celles et ceux qui contestent l’efficacité de leurs coups de menton. Pourtant, dans un livre aussi érudit que brillant, intitulé Les Anges de l’Histoire (Éditions de minuit) le philosophe Georges Didi-Huberman réfléchit à ce que ces figures célestes peuvent nous dire « par temps inquiets ». Et dessine ainsi ce que pourrait être une politique des anges digne de ce nom.
Il part d’un constat partageable et sans doute partagé : « Les fracas de notre actualité politique sont tels que la possibilité d’y écouter, d’y comprendre quoi que ce soit, ou de les regarder en face selon une juste distance, semble devenue impraticable. » Est-il possible, poursuit-il « dans un tel espace “sensationnel” – c’est-à-dire provoquant des chocs sensoriels si violents que toute sensibilité s’en trouve anéantie –, d’entendre encore un soupir, d’apercevoir encore une luciole ? »
Le dernier ouvrage de cet historien de l’art et de l’image prolonge un de ses précédents livres, Survivance des lucioles (Éditions de minuit, 2009), dans lequel il s’appuyait sur le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini pour repérer les « trouées de lumière » de nos temps sombres, éclairés surtout par des dispositifs de surveillance. (...)
Cette fois, dans l’idée d’éviter que « peur et stupeur nous pétrifient », Didi-Huberman revient sur les écrits et la trajectoire du philosophe juif allemand Walter Benjamin, suicidé en 1940 à Port-Bou, à la frontière entre la France et l’Espagne, alors qu’il tentait de fuir le fascisme européen, juste après avoir écrit l’un de ses textes fondamentaux, Sur le concept d’histoire (traduit pour la première fois en 1947 dans la revue Les Temps modernes).
Dynamique fascisante
Walter Benjamin, rappelle le chercheur, a vécu entre les deux apocalypses que furent la Première Guerre mondiale et l’essor du fascisme menant à la Seconde. Comment peut-il alors nous aider à penser notre époque contemporaine ? La prémisse évidente est que nous vivons aujourd’hui des temps inquiétés par une perspective apocalyptique. (...)
Walter Benjamin convoquait ainsi une lecture de l’histoire comportant une dimension prophétique, au sens où elle cherchait autant à faire advenir un monde qu’à révéler les puissances à l’œuvre dans les destinées humaines.
Si cette dimension prophétique, ou messianique, s’avère nécessaire à l’action humaine par « temps inquiets », elle est aujourd’hui confisquée par les leaders d’extrême droite de la Knesset, les partisans du Hamas ou les évangélistes trumpiens. Il s’agit donc de restituer la compréhension qu’en avait Benjamin, non comme énergie martiale, mais au sens donné par son ami, le philosophe Gershom Scholem, selon lequel « l’idée messianique » est caractérisée non par la volonté d’étendre la force et la vengeance, mais par « la faiblesse de tout ce qui est précurseur, provisoire, de ce qui n’arrive jamais à terme ».
Le troisième point d’appui est lié au fait que l’Angelus novus constitue une allégorie d’une « puissance indestructible du fait même qu’elle est volatile », permettant de dessiner une forme de résistance, ou du moins d’espérance, même lorsque les forces brutes paraissent être les plus puissantes. (...)
la catastrophe, bien qu’à notre horizon, demeure contingente. Didi-Huberman rappelle ainsi dans son livre la saisissante lecture que fit Hannah Arendt du dernier jour de Walter Benjamin. « Lorsque le petit groupe de réfugiés auquel il s’était joint atteignit la frontière espagnole, écrivit la philosophe, il se révéla soudain que les Espagnols avaient ce jour-là fermé la frontière et que les douaniers ne reconnaissaient pas les visas faits à Marseille. Les réfugiés devaient donc retourner en France le jour suivant par le même chemin. »
Walter Benjamin, poursuit-elle, « se suicida durant la nuit, et ses compagnons furent alors autorisés par les gardes-frontières, quelque peu impressionnés, à gagner le Portugal. L’embargo sur les visas fut levé quelques semaines plus tard. Un jour plus tôt, Benjamin serait passé sans difficulté ; un jour plus tard, on aurait su à Marseille qu’il n’était pas possible à ce moment de passer en Espagne. C’est seulement ce jour-là que la catastrophe était possible ». (...)
