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Basta !
Pour lutter contre le monopole des Big Tech, « de nouvelles formes de communs numériques »
#BigTech #GAFAM #Etats #donnees #IA #surveillance #techofascisme #alternatives
Article mis en ligne le 2 septembre 2025
dernière modification le 30 août 2025

Comment les rêves libertaires des pionniers d’Internet ont-ils pavé la voie aux monopoles numériques actuels ? Le sociologue Sébastien Broca revient sur l’avènement du capitalisme numérique et explore les alternatives aux Big Tech. Entretien.

Basta ! : Votre dernier ouvrage étudie le passage de l’utopie d’Internet au capitalisme numérique. Qu’est-ce qu’était « l’utopie d’Internet » ?
Sébastien Broca : C’était l’idée selon laquelle l’informatique en réseau permettrait de mettre à bas certains pouvoirs institués pour devenir un moteur d’émancipation. Née dans les années 1980 avec des mouvements de techno-hippies souvent issus de la contre-culture, elle a rapidement donné naissance à des formes de militantisme plus libertaires, afin d’empêcher l’État de contrôler le « cyberespace ». Je pense par exemple à la création de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), en 1990, qui est la première ONG de défense des libertés numériques aux États-Unis.
Dès le départ, l’EFF est ambiguë. C’est une sorte d’hybride entre un instrument de lobbying pour l’industrie informatique et une structure plus classique de défense des libertés publiques. Parmi ses fondateurs, il y a Mitch Kapor, créateur de Lotus (qui est en quelque sorte l’ancêtre d’Excel), et John Perry Barlow, une figure de la contre-culture numérique. En se concentrant sur l’État comme ennemi principal des libertés numériques, l’EFF va sous-estimer pendant des années le danger que représentent les grandes entreprises technologiques pour les libertés.
L’EFF entretient par ailleurs dès le départ des liens étroits avec certains acteurs de la Silicon Valley, avec qui elle partage des intérêts communs. (...)
Quelques années plus tard, les principaux combats de l’EFF pour la liberté d’expression et la protection des données personnelles se heurtent aux Big Tech, lesquels financent en fait la structure depuis des années. (...)
On a cette idée un peu stéréotypée que les lois sont toujours en retard sur l’innovation technologique. Mais certaines réglementations défendues par les militants ont été essentielles pour permettre le développement de la Tech. Dès les années 1990, des questions d’ordre juridique s’imposent : par exemple, définir les responsabilités juridiques des entreprises qui permettent à des tiers de s’exprimer en ligne, sur des forums à l’époque, plus tard sur les grands réseaux sociaux. Faut-il considérer ces intermédiaires comme des médias avec une responsabilité éditoriale, ou comme de simples opérateurs de télécommunications, sans responsabilité juridique ? La solution trouvée, dans la section 230 de la loi Communications Decency Act adoptée en 1996 aux États-Unis, est un peu hybride.
Ce texte de loi reconnaît aux acteurs du net la possibilité d’exercer un contrôle éditorial, mais affirme paradoxalement qu’ils ne sont pas responsables des propos tenus par leurs utilisateurs. Les défenseurs des libertés numériques soutiennent alors ce texte, parce qu’ils préfèrent que ce soient des acteurs privés, plutôt que l’État, qui régulent la parole en ligne. Les politiques sont quant à eux satisfaits que les entreprises fassent en sorte qu’Internet ne se transforme pas en un cloaque de propos haineux.
Ce texte est une aubaine pour les industriels du numérique (...)
Un autre exemple intéressant est l’instrumentalisation du premier amendement. Tout part d’un doctorant, Daniel Bernstein, qui développe dans les années 1990 des recherches en cryptographie – le fait de chiffrer des échanges d’information pour les rendre illisibles par des tiers. Comme elles peuvent avoir des usages militaires, ces technologies sont alors très fortement régulées par l’État américain. D. Bernstein ne peut donc pas librement diffuser ses résultats.
En 1996, il décide de porter plainte contre ce contrôle qu’il considère comme une atteinte à sa liberté d’expression, avec l’aide de l’EFF. Un tribunal californien lui donne raison et affirme en substance que « code is speech » : le code informatique est considéré comme une forme de langage jouissant de la garantie constitutionnelle du premier amendement, qui protège le discours des individus du contrôle de l’État.
C’est une victoire pour les militants et hackers, qui veulent faire de l’informatique plus librement. Mais dans un deuxième temps, des acteurs comme Facebook et Google se réapproprient cette décision. (...)
Au début des années 2000, beaucoup d’acteurs du net et de penseurs radicaux imaginaient le logiciel libre comme une force anticapitaliste. En permettant la libre circulation de l’information et de la connaissance, on attaquait selon eux l’accumulation capitaliste à sa racine. C’était vrai dans les années 1990, quand Microsoft reposait sur la propriété intellectuelle, sur le contrôle de Windows et de la suite Office. Les cartes sont rebattues quelques années plus tard, avec l’arrivée de Google, Facebook, etc., des services gratuits basés sur la récolte de données et la publicité ciblée.
Ce sont les débuts de ce que la sociologue américaine Shoshana Zuboff a appelé le « capitalisme de surveillance », qui consiste à récolter les données des utilisateurs pour vendre à d’autres acteurs économiques des prédictions sur les comportements futurs des utilisateurs. (...)
les données deviennent des actifs pour les Big Tech, qui en gardent le contrôle pour développer de nouveaux services, nourrir leur modèle d’IA, prédire nos achats, etc. (...)
Dans ce contexte, les grandes entreprises ont tout intérêt à l’existence de logiciels libres et de communs numériques, qui leur fournissent des ressources gratuites. Quand Google décide de créer un système d’exploitation pour smartphone, Android, il le fait sur la base du système d’exploitation libre Linux. Quant aux résultats fournis par son moteur de recherche, ils sont enrichis par Wikipédia, qui permet notamment l’affichage d’un encadré sur les personnalités ou les lieux recherchés... (...)
Toute la question est celle de l’objectif politique qu’on met derrière le développement du logiciel libre. Historiquement, cet objectif était de créer des ressources librement utilisables de manière universelle. De ce point de vue là, certains acteurs de l’open source considèrent que c’est un succès que les Big Tech les adoptent.
Il y a une position beaucoup plus critique depuis les années 2010, selon laquelle le logiciel libre n’a pas vocation à servir de ressource gratuite pour les grands acteurs de la Tech. Pour mettre des barrières à la réutilisation de certains programmes ou de certaines œuvres, de nouvelles licences ont été créées, réservant l’utilisation gratuite aux coopératives par exemple, et en faisant payer les entités capitalistes classiques. Malheureusement, ces nouvelles licences créent une complexité juridique préjudiciable pour les développeurs, qui cherchent des outils permettant d’avancer rapidement dans leur travail. (...)
L’Union européenne a infligé des amendes spectaculaires aux Big Tech, mais elle ne s’attaque pas au démantèlement de leur monopole. Les États-Unis ont connu de nombreuses avancées sur la question de l’anti-trust sous le mandat de Joe Biden. (...)
Le ralliement de la Tech à Donald Trump s’explique d’ailleurs par cette volonté des Démocrates de s’en prendre à leur monopole sous la présidence Biden. (...)
Je suis convaincu qu’il faut tenir ce discours critique sur la technologie, penser des modes de dénumérisation dans la santé, l’agriculture ou l’éducation, où la solution technologique n’est pas forcément la bonne, notamment d’un point de vue écologique. Les mouvements technocritiques portent parfois aussi un discours plus radical sur les modes d’actions, comme le sabotage d’infrastructures.
La décentralisation peut-elle être une alternative efficace aux monopoles dans la Tech ?
L’exemple de Mastodon est très intéressant de ce point de vue. Ce réseau social repose sur un modèle fédéral, le « fediverse » : on choisit de s’inscrire dans une instance gérée par une association, un particulier ou une entreprise, et on devient membre d’une fédération, qui est une constellation d’instances. Chaque instance peut ainsi déterminer ses propres règles de modération. Certaines ont une tolérance très faible aux propos racistes, transphobes ou validistes, d’autres instances ont des politiques beaucoup plus permissives. (...)
Ce système décentralisé amoindrit les risques de censure privée et permet d’accorder une liberté d’expression maximale, puisque tout utilisateur est libre d’adhérer à l’instance qu’il souhaite. C’est une manière de répondre aux problèmes des grands réseaux sociaux commerciaux. Des politiques de modération trop laxistes conduisent à l’invisibilisation de certaines voix : quand vous laissez passer les messages de haine et le harcèlement, les locuteurs les plus vulnérables se retirent des espaces de conversation. (...)
Le web 3.0 porte aussi cette idée de décentralisation. Malheureusement, sa technologie blockchain est problématique du point de vue de la consommation énergétique. Par ailleurs, les acteurs qui développent le web 3.0 sont souvent issus de la Silicon Valley [comme le fonds de capital-risque Andreessen Horowitz, spécialisé dans les technologies, ndlr]. C’est une forme d’alternative interne au système, ce sont des acteurs qui veulent prendre la place des Big Tech sans renoncer au modèle du capital-risque et au techno-solutionnisme qui imprègne la Silicon Valley. Un projet comme Mastodon, au contraire, est lié à l’idée de développer un modèle économique, social et technologique véritablement différent. (...)
Le hacking permet de mettre en pratique des formes de subversion des technologies, de développer une contre-culture numérique. La limite de l’autodéfense numérique, c’est qu’elle fait reposer sur les épaules de chacun le devoir de se protéger contre les pratiques prédatrices des grands acteurs de la Tech. (...)
Il faut des lois qui protègent tout le monde et pas seulement ceux qui ont le temps, l’énergie et les compétences pour se défendre eux-mêmes. Des solutions qui ne sont pas accessibles à chacun depuis son canapé ne sont pas de véritables solutions. (...)
Je pense que pour lutter contre ces monopoles, il faut combiner trois choses : de la réglementation, des communs numériques et de la dénumérisation. Il ne faut pas choisir entre les approches technocritique, réformiste et le fediverse, mais les combiner. (...)