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Politiser la haine : la stratégie du buzz
#extremedroite #haine #immigration
Article mis en ligne le 2 avril 2025
dernière modification le 28 mars 2025

Se placer du côté des « gens respectables »

Dans leur rôle de cadrage des problèmes publics, les identitaires associent un langage propre à chacune de leurs actions : « Français de souche », « racisme antiblancs », « francocide » ou encore « grand remplacement ». Ces mots constituent un moyen pour eux de fabriquer des raccourcis interprétatifs. Les musulmans sont notamment associés à l’insécurité (ils sont assimilés à des « racailles ») en même temps qu’à des mauvais pauvres (ils viendraient bénéficier des aides sociales). Surtout, les immigrés sont rendus responsables de leur sort, puisque leur comportement serait imputable à leur essence (leur culture, leur religion, leur personnalité) plutôt qu’à des logiques sociales, collectives et structurales.

De cette façon, les actions médiatiques des identitaires opèrent un acte de minoration des populations musulmanes, qui sont construites comme des altérités radicales [1], infériorisées par rapport à la population majoritaire. En relayant ces actions, les médias participent à la diffusion de ces chaînes de causalité et à la construction de la stigmatisation des populations musulmanes, dans un contexte où celles-ci sont invisibilisées dans l’espace public, en particulier les femmes, plus encore lorsqu’elles portent le voile [2].

Mais ces raccourcis interprétatifs auraient peu de chances de s’imposer s’ils n’étaient pas alignés sur certains présupposés idéologiques déjà présents dans les médias grand public.

Le cadrage audiovisuel des territoires populaires place insidieusement le normal du côté du peuple blanc, par opposition à des minorités racisées qui sont présentées par rapport à un écart avec la norme majoritaire et blanche. Certes, la réception de ces programmes télévisés ne vaut pas automatiquement adhésion et l’on sait que leur réception induit parfois des formes de résistance ou d’attention oblique [5]. Toutefois, ce constat n’empêche pas d’interroger la place des médias dans la construction des rapports sociaux de classe [6] et de race et la façon dont ils donnent la possibilité au public de réaffirmer ses positions au sein de cette structure sociale et raciale [7]. En cela, l’audiovisuel n’offre pas tant des idéologies racistes explicites que des principes de vision et de division du monde social et racial qui concordent avec les impensés de la population majoritaire [8] et qui concordent avec les visions du monde des identitaires.

À l’inverse, dans l’audiovisuel privé en particulier, la gauche, bien plus que l’extrême droite, semble nager à contre-courant. (...)

Les mouvements de grève sont d’autant plus disqualifiés lorsqu’ils troublent l’ordre économique – blocage des raffineries, grève des transports, etc. – ou l’ordre sécuritaire – « violences » des manifestants, etc. [9] Le micro-trottoir auprès des voyageurs restés en gare du fait d’une grève des cheminots ou les porte-parole sommés de condamner les dégâts matériels causés par des manifestants apparaissent comme autant d’invitations à ce que le public s’identifie davantage aux usagers et consommateurs des biens et des services qu’aux travailleurs dont les motivations et la colère restent souvent incomprises.

Les programmes de divertissement suivent une logique similaire, offrant des conseils pour optimiser ses achats, acquérir un logement, mais aussi l’aménager et le décorer. Ils enseignent également comment cuisiner, s’habiller ou éduquer ses enfants, participant ainsi à définir les bonnes normes et à dessiner les contours de la respectabilité sociale. (...)

sur les territoires où le vote RN semble être le mieux installé, être du côté de Marine Le Pen revient à se placer du côté des gens respectables, si bien qu’il n’est plus du tout un vote indicible, mais au contraire un motif de fierté [11]. À l’inverse, voter à gauche revient à se placer du côté des « cassos » – les fractions les plus fragilisées des classes populaires – et des immigrés, perçus comme des groupes moins respectables que le sien. Pour ces sympathisants RN, ils viendraient en France et feraient des enfants pour profiter des aides sociales, vendraient ou consommeraient de la drogue, commettraient des vols, auraient une hygiène douteuse [12].

C’est pourquoi, dans les faits divers qu’ils politisent, les identitaires se placent toujours du côté des « gens respectables », de la majorité blanche. Dans un atelier consacré à la construction d’actions pour attirer l’attention des médias, on apprend à les accompagner d’une sémantique racialisante. (...)

l’immigration devient dans le sens commun la principale cause des maux sociaux, éclipsant les cadrages concurrents de la gauche. Cette dernière est rendue inaudible sur les questions d’immigration, dont l’extrême droite est devenue propriétaire. Elle parvient plus difficilement à exposer ses propres chaînes de causalité dans les médias, et notamment la façon dont les rapports de pouvoir se perpétuent. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Jusque dans les années 1970, le discours dominant à propos de l’immigration reposait sur un cadrage « humanitaire », mettant l’accent sur la vulnérabilité d’immigrés qui bénéficient de peu de droits et qui subissent des discriminations racistes. Mais il est concurrencé à partir des années 1990 par un discours conservateur qui associe l’immigration à un trouble à l’ordre public et à une menace pour l’unité de la nation. De personnes à défendre, les immigrés deviennent ainsi progressivement des individus à combattre. (...)

Indirectement, la stratégie métapolitique des identitaires contribue ainsi à tirer vers elle le débat public. On voit toute l’importance pour l’extrême droite positionnée dans le champ politique, principalement le Rassemblement national, d’être indirectement soutenue par des alliés positionnés de façon homologue dans le champ médiatique.

Samuel Bouron, Politiser la haine, La Dispute, 2025