
Il y a 10 ans, le corps d’un enfant syrien est retrouvé inanimé sur une plage turque alors qu’il tentait d’atteindre la Grèce sur une embarcation de fortune. L’image du petit Aylan Kurdi fait alors le tour du monde et relance le débat sur l’accueil des migrants en Europe au moment où des milliers de Syriens fuient la guerre. Une décennie plus tard, InfoMigrants est retourné dans les endroits marqués par cet afflux migratoire sans précédent. Reportage à Idomeni, ce village de 100 habitants dans le nord de la Grèce, où 13 000 migrants furent bloqués à l’hiver 2015-2016 à quelques mètres de la frontière macédonienne.
(...) "Je ne peux pas vous décrire ce que j’ai vu... Il fallait être là. Si vous n’étiez pas là, vous ne pouvez pas comprendre". Maria* écrase nerveusement sa cigarette dans le petit cendrier posé devant elle avant d’en rallumer une autre. Ses mains tremblent. Comme si l’évocation de la "crise" de 2015 à Idomeni - "il n’y a pas d’autres mots pour décrire ce qu’il s’est passé ici" - était encore source de stress. "Il y avait tellement de monde, tellement de misère, tellement de violences. On y pense souvent, c’était fou".
Maria est policière. C’est tout ce qu’elle nous autorise à écrire. Elle tient à rester anonyme. Les mots qu’elle emploie pour décrire le village il y a 10 ans semblent inadéquats tant ils dénotent avec la réalité des lieux en 2025. (...)
"J’ai fait un montage, il fallait que je garde une trace", explique-t-elle. Sur l’écran défile la misère humaine : des tentes, de la boue, des femmes en larmes, des hommes amaigris, des bébés apeurés, des casques et des boucliers.
L’enfer d’Idomeni à l’hiver 2015-2016
À l’hiver 2015, Idomeni, paisible village de 100 âmes - dont la moyenne d’âge avoisine les 70 ans - a basculé dans le chaos. Un chaos humain. En quelques semaines, des milliers de migrants, qui veulent emprunter la "route des Balkans" pour rejoindre l’Europe occidentale échouent dans le village. Ils sont bloqués dans leur avancée. La Macédoine du nord, de l’autre côté des champs de maïs, effrayée par l’afflux inédit de demandeurs d’asile à ses portes - et par l’effet domino des fermetures de frontières de ses voisins européens - ne laisse plus passer de migrants, ou si peu. En mars 2016, c’est la fermeture totale.
À son apogée, Idomeni recense plus de 13 000 personnes bloquées là "dans un froid mordant" et "embourbées dans une gigantesque crise où rien n’était organisé, où on ne comprenait rien à ce qu’il se passait", précise Maria.
"Les forces de l’ordre aussi étaient dépassées. On n’est pas préparés à s’opposer à des enfants de 10 ans, on n’est pas entraînés pour ça". Pris au piège dans le village, loin de tout, les exilés bâtissent un campement qui grossit de jour en jour jusqu’à "avaler tout le village", continue Maria en recrachant la fumée de sa cigarette. "Ils arrivaient de partout en Grèce, de toutes les îles [Lesbos, Chios, Samos, ndlr] et ils atterrissaient ici, à Idomeni. Moi, j’étais face à eux, et ensuite, je rentrais chez moi, après le travail. Je faisais des cauchemars, je ne dormais plus". (...)
"Cette route migratoire est restée un symbole"
Si cette route migratoire est inactive aujourd’hui, elle n’en reste pas moins surveillée. Plusieurs membres de Frontex, l’agence des gardes-frontières de l’Europe, sillonnent toujours la zone à bord de leurs véhicules tout-terrain. "Ce passage frontalier est devenu un symbole", rappelle Agapi Chouzouraki, avocate au sein du Conseil grec pour les réfugiés, une ONG d’aide aux migrants. "C’est une route connue, une porte d’entrée vers l’Europe. Sans doute les forces de l’ordre restent-elles là par prévention pour empêcher qu’elle ne se réactive". (...)
Pablo, 70 ans passés, ancien boucher du village, attend sa salade grecque. "Evidemment que je me rappelle 2015", rit-il. "J’étais apeuré comme tout le monde mais j’ai aussi aidé", précise le vieil homme qui raconte avoir hébergé une famille syrienne "fin 2015, je crois". "J’avais monté une sorte de cantine ambulante pour vendre des sandwichs dans les camps et je les ai rencontrés comme ça. Ils parlaient un peu grec, c’était un couple avec deux enfants alors je leur ai offert un toit. Ils ont dormi chez moi pendant deux nuits". La famille est aujourd’hui en Allemagne, assure-t-il. Les parents - dont il a oublié les noms - lui envoient de temps en temps un message. (...)
Pablo assure que le village n’est pas hostile aux migrants. "Environ 90 % des habitants ici viennent d’ailleurs. Mes grands-parents venaient de Turquie, il y a beaucoup de personnes qui viennent d’Albanie aussi".
"J’avais peur en 2015, j’ai toujours peur en 2025"
Tasos, attablé en face de Pablo, se rappelle lui que la cohabitation ne fut pas aussi idyllique que son vieil ami le suggère. Il y a eu des vols, des actes de vandalisme, assure-t-il. "Je me souviens que des migrants ont arraché tout le maïs d’un champ sur lequel ils s’étaient installés. En deux mois, ils ont pris la récolte d’une année. Les propriétaires étaient furieux". (...)
Vagalis était en première ligne en 2015. "J’avais transformé mon restaurant en une sandwicherie. Je n’ai fait que des sandwiches pendant plusieurs mois pour nourrir ces milliers de personnes coincées ici". Des files attente se formaient de 8h du matin à 8h du soir devant son commerce, affirme-t-il. "J’ai dû vendre plus de 1 000 sandwiches par jour sûrement, je ne me rappelle plus".
Le boom économique d’Idomeni en 2015
Vagalis ne le cache pas : cet afflux migratoire l’a enrichi. Il n’est pas le seul, se défend-t-il. Il faut s’imaginer, continue-t-il, des dizaines et des dizaines de petits commerces qui ont éclos ici et là pendant cette période. Les villageois se sont reconvertis pour l’occasion. Certains ont ouvert des salons de coiffures, d’autres des "barbers shops", d’autres encore des food trucks ou des "cantines", comme Pablo, le boucher. (...)
Vagalis a réalisé "son meilleur chiffre d’affaires" en 2015 et 2016. Il le reconnaît avec une petite gêne dans la voix. (...)
Le tour de vis politique anti-migrants d’Athènes
En repartant d’Idomeni, notre voiture croise trois autres jeunes migrants. Ils sont terrés derrière un arbre, au bout d’un champ jauni par le soleil, à 20 mètres de la voie ferrée qui mène chez le voisin macédonien. L’un est Égyptien et les deux autres Palestiniens. La chaleur les a épuisés. Ils viennent d’arriver, sont passés par la "route de Tobrouk" depuis la Libye, puis ont atteint la Crète, en Méditerranée. (...)
Ils sont assoiffés et attendent la nuit pour quitter le pays. S’ils arrivent à se cacher dans un train de marchandises qui traverse Idomeni, ils pourraient, en suivant les rails, continuer leur route vers Gevgelija puis aller en Serbie. Ces trains sont une aubaine pour eux. (...)
"N’appelez pas la police", supplient-ils en sortant de leur cachette. S’ils sont arrêtés, les trois jeunes risquent de finir derrière les barreaux. Depuis le mois de septembre 2025, la loi grecque s’est considérablement durcie. Les migrants sont désormais passibles de prison ferme. (...)
Les trois jeunes sont coincés. Dix ans après la "crise d’Idomeni", les migrants ne font plus seulement face à une frontière fermée mais à une législation de plus en plus restreinte à leur égard. "Je fais comment exactement ?", lâche le jeune Palestinien en essuyant les gouttes de transpiration qui perlent sur son visage. Ses yeux sont remplis de colère. Il sait qu’il risque gros. "Je retourne en Égypte puis je rentre tranquillement à Gaza ?"