La croissance économique, mesurée à l’aune du produit intérieur brut (PIB), reste l’obsession de nos gouvernants. Ils scrutent avec inquiétude tout dévissement de cet indicateur, synonyme de déficits, de dettes accrues et le signe avant-coureur d’un déclassement. Comment stimuler la croissance ? Telle est la question lancinante qui agite les pouvoirs publics, en Europe en particulier, où celle-ci est atone depuis la fin des Trente glorieuses.
Pour Philippe Aghion et Peter Howitt, récents récipiendaires du prix de la banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, la solution réside dans l’innovation technologique. Reprenant à leur compte les idées développées par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter au début du XXe siècle, ils affirment que ces innovations, cumulatives par nature, génèrent des rendements croissants qui sont le moteur de la croissance. L’innovation émerge et se diffuse sous l’impulsion des entrepreneurs, qui espèrent en tirer des rentes temporaires. Les nouvelles innovations remplacent les technologies et pratiques antérieures : c’est le fameux phénomène de la « destruction créatrice », théorisé par Schumpeter.
Cependant, il ne s’agit pas, selon eux, d’un phénomène spontané. L’existence de monopoles, le manque de compétences, l’existence de barrières (tarifaires ou non), l’absence d’incitations ou de systèmes de financement encourageant la prise de risque sont autant d’obstacles qui entravent l’innovation et sa diffusion à grande échelle. Il faut donc l’encourager, expliquent les deux économistes, par des politiques publiques adaptées. (...)
L’innovation aggraverait les inégalités sociales ? C’est aux politiques redistributives et aux politiques éducatives, explique-t-il, de permettre aux individus d’adapter leurs compétences aux besoins. Quant aux impacts négatifs de la diffusion à grande échelle des innovations antérieures (les énergies et transports carbonés par exemple), il suffit de promouvoir un modèle de « croissance verte » fondé notamment sur le véhicule électrique ou les énergies renouvelables. Selon Aghion, l’innovation est donc la réponse à tous les problèmes contemporains et la condition d’une croissance économique soutenable.
Quels sont les points aveugles de cette vision enchantée de l’innovation technologique ? Pourquoi cette focalisation exclusive sur l’innovation technologique ? D’autres types d’innovation ne seraient-ils pas plus adaptés aux défis de l’Anthropocène ? (...)
Les grandes révolutions technologiques qui ont changé le monde au tournant du XXe siècle et dans la première moitié du siècle dernier (chimie, automobile, pétrole, aviation, électricité, etc.) se font plus rares aujourd’hui. Ce constat permet d’expliquer pourquoi l’accélération de l’innovation est, en réalité, trompeuse et ne se reflète, ni dans la croissance du PIB ni dans les gains de productivité qui ne cessent de décliner. (...)
Autre biais de l’analyse d’Aghion : la focalisation sur l’innovation high-tech (« la frontière technologique » selon ses termes). Nombre d’innovations majeures qui ont bouleversé l’organisation du travail et accru sa productivité, ne sont pas technologiques ou ont un contenu technologique très faible. (...)
En matière d’innovation low tech, le conteneur a révolutionné le transport maritime en divisant par dix le coût de chargement et déchargement des marchandises. Autre exemple contemporain : l’efficacité, dans le domaine militaire, des drones low cost produits par de nouveaux entrants (Iran, Ukraine) par rapport à des missiles sophistiqués, au coût exorbitant, promus par les grandes puissances militaires.
Un thermomètre aveugle
Si les lunettes d’observation de l’innovation sont inadaptées, le but de celle-ci, à savoir la croissance économique l’est tout autant. En négligeant les impacts sociaux et écologiques de l’innovation, Philippe Aghion sous-estime ses effets indésirables à long terme.
L’argumentation selon laquelle l’innovation technologique pourrait être mise au service de la croissance verte méconnaît un résultat bien connu des spécialistes d’évaluation environnementale : les transferts de pollution. Aucune technologie n’est sans impacts environnementaux ; elle les déplace. (...)
Réduire ces impacts et dépendances suppose un travail d’éco-conception.
Quel modèle européen ?
L’IA, que Philippe Aghion présente comme la nouvelle frontière technologique à conquérir pour les Européens, illustre toute l’ambivalence de ses impacts. La multiplication des usages déviants de l’IA (compagnon émotionnel, cyberpiraterie, cybercriminalité, surveillance généralisée…) illustre l’urgence d’une régulation comme celle que l’Union européenne essaye d’instaurer.
La croissance exponentielle des besoins énergétiques liés à l’IA devrait engendrer une croissance de 25 % de la demande d’électricité aux Etats-Unis. Or non seulement l’offre ne suit pas, risquant d’entraîner des pénuries, mais les experts anticipent un recours massif aux énergies fossiles, éloignant toujours plus l’économie américaine d’une croissance « verte », neutre en carbone.
Là encore, l’enjeu pour l’Europe n’est certainement pas de suivre l’exemple américain dans une course au gigantisme de modèles d’IA toujours plus gourmands en données et en énergie, mais d’explorer des modèles plus sobres et de cibler les usages qui en sont faits.
La prise en compte de ces dimensions sociales, éthiques et environnementales montre une autre facette des innovations high-tech : non pas le moteur de la croissance économique à court terme, mais le cimetière des générations futures et des espoirs d’un monde encore habitable. (...)
Innover autrement, de façon plus responsable, suppose d’emprunter un autre chemin 2. Pour cela, il faut non seulement changer de thermomètre (le PIB), renoncer à cette logique de croissance mortifère, mais également sélectionner les innovations en fonction de leur utilité sociale et environnementale.
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