Comment Israël, ce pays bâti pour accueillir un peuple persécuté et sans-abri, a-t‑il pu en arriver à exercer un pouvoir de vie et de mort aussi terrible sur une autre population de réfugiés (dont la plupart sont des réfugiés sur leurs propres terres) ? Comment les sphères politiques et journalistiques occidentales dominantes peuvent-elles ignorer, et même justifier, les actes de cruauté et d’injustice que cet État commet de manière systématique ?
C’est à ces questions pressantes que l’essayiste Pankaj Mishra cherche à répondre depuis 2008 et son premier voyage en Israël. Dans son dernier ouvrage Le Monde après Gaza (Zulma, 2025), il rend compte de cette quête académique et éthique, qui a pris un tour plus vital encore après les massacres du 7 octobre 2023 et le génocide en cours à Gaza. Cela donne un livre d’une richesse inouïe et un regard inédit sur le monde actuel.
Pankaj Mishra plonge sa réflexion dans les racines historiques du capitalisme, du racisme et du colonialisme en passant, bien sûr, par celles de l’antisémitisme, pointant ainsi les interactions entre ces catégories habituellement séparées. L’originalité de son analyse, aussi précise qu’érudite, tient à sa capacité à sortir des visions occidentalo-centrées pour se livrer à une histoire comparée des peuples de l’Afrique à l’Asie sans oublier l’Amérique et l’Europe. Il s’appuie sur les cultures, les pensées, les recherches d’intellectuels et de militants issus de mondes différents.
Israël, modèle du nationalisme hindou
Sa trajectoire personnelle est à l’image de ce cheminement intellectuel et politique. Né en 1969 dans l’Uttar Pradesh (Inde), Pankaj Mishra a été élevé dans une famille nationaliste pour laquelle Israël était l’exemple achevé de la construction victorieuse d’un État-nation. (...)
Pour les nationalistes hindous privés d’un pays uni « en raison des séparatistes musulmans » (qui, à la libération du joug anglais, ont créé le Pakistan avec l’appui du Royaume-Uni), « Israël montrait par ailleurs la voie en s’adressant aux musulmans dans le seul langage qu’ils comprenaient : celui de la force et encore de la force ». Une conviction que, des décennies plus tard, l’actuel premier ministre indien Narendra Modi et ses amis du parti nationaliste BJP (Bharatiya Janata Party) mettront en pratique dans leur propre pays
Mishra se détache très rapidement de cette conception, à la faveur de sa propre expérience des discriminations raciales en Israël lors d’un voyage en 2008, et de ses travaux sur le colonialisme, comme facteur essentiel de l’essor du capitalisme au XIXe siècle. (...)
Les peuples d’Asie et d’Afrique ont une expérience ancienne de la stigmatisation par les puissances coloniales de l’Europe chrétienne. Être considérés comme des fourbes, des lâches, des faibles… ce fut l’expérience commune aux juifs, aux Noirs [aux États-Unis], aux Indiens [face au Royaume-Uni], au Chinois [face aux Européens, puis au Japon].
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Le choix de la voie coloniale
Une autre constante de cet assujettissement de peuples entiers : « La croyance propre au darwinisme social qu’un peuple ou une nation qui ne dominait pas finissait par être dominé. » Ce principe est sacralisé par Israël, qui l’a utilisé jusqu’à plus soif pour justifier ses massacres. Il servit également à justifier le génocide des Amérindiens (en Amérique du Nord), ainsi que le montre la longue filmographie d’Hollywood. Autant de crimes de masse, de génocides largement marginalisés dans la culture occidentale. À l’instar des luttes pour l’indépendance sur les différents continents, alors que la décolonisation a bouleversé l’ordre mondial. (...)
c’est la voie coloniale qui a été choisie par les dirigeants israéliens et les Occidentaux. Cela amènera Israël à se rapprocher de l’Afrique du Sud de l’apartheid (et à l’aider) ou plus récemment des suprémacistes hindous au pouvoir…
Le livre s’attache à décortiquer la façon dont la mémoire de la Shoah a été façonnée en Israël, notamment après la guerre de 1967, mais aussi aux États-Unis, la transformant en mètre étalon du mal humain, au détriment de l’histoire planétaire. Dans le même mouvement, elle devient le « nouveau fondement de l’identité israélienne » s’imposant aux juifs originaires du Proche-Orient qui ne l’avaient pas connue, et toujours menacée de refaire surface avec un nouvel ennemi : l’Arabe et le musulman. Ainsi une vision messianique et ethnique se développe, avec l’appui des très puissants évangéliques étatsuniens, reprenant à leur compte la notion erronée de « tradition judéo-chrétienne ». Cette « américanisation de l’holocauste » touche également l’Allemagne où l’on est passé sans barguigner de l’antisémitisme génocidaire au philosémitisme le plus aveugle. Ce n’est certainement pas un hasard si Berlin est devenu le deuxième plus grand vendeur d’armes à Israël.
Seul motif d’espoir, la jeunesse en lutte (...)
Mishra n’est guère optimiste sur l’évolution du monde :
Les préjugés ethniques et raciaux sont une force politique majeure et durable de la modernité. Inséparable à la fois du nationalisme et du capitalisme, elle dévore sans cesse de nouvelles victimes : Juifs d’Europe, Asiatiques et Africains hier ; musulmans et migrants aujourd’hui. (…) On assiste à un recul précipité des droits individuels, des frontières ouvertes et du droit international.
Seul motif d’espoir, selon lui, la réaction et les luttes des jeunes contre le génocide en cours à Gaza, malgré la censure et la répression.