
Trois membres de l’Union européenne — l’Espagne, l’Irlande et la Slovénie — ainsi que l’Arménie et la Norvège ont reconnu l’État de Palestine en mai 2024. Les autres restent désespérément immobiles. L’UE ne prend aucune initiative pour obtenir au moins un cessez-le-feu durable à Gaza et l’arrêt de la colonisation en Cisjordanie. Il fut un temps, lointain, où elle se montrait plus audacieuse.
Après plus de dix mois de guerre dans l’étroit territoire palestinien de Gaza, l’urgence d’une initiative efficace devrait s’imposer au monde, notamment à l’Union européenne (UE). Les bombardements se succèdent, les jours y ressemblent aux nuits, sans espoir de pause ni de cessez-le-feu. L’Union et ses États membres se contenteront-ils, une fois de plus, de dénoncer la poursuite de ce cauchemar et d’appeler au cessez-le-feu — comme ils l’ont fait tardivement, en mars 2024 — et à la libération des otages israéliens, sans agir concrètement ? Continueront-ils, à l’instar des États-Unis, à louvoyer ou à soutenir de facto la politique du gouvernement israélien ? Ou interviendront-ils enfin pour faire respecter la vie, les droits humains, le droit international et donner une chance à la paix et à la justice ?
L’urgence est là depuis des mois, alors que les statistiques morbides s’égrènent comme une terreur sans fin. (...)
mort, dans le territoire de Gaza réduit en cendres, de 40 000 Palestiniens, quelque 10 000 autres gisant sous les décombres. Elles annoncent plus de 90 000 blessés. Des milliers d’enfants subissent des amputations, sans anesthésie, des milliers d’autres sont devenus orphelins. Tous sont polytraumatisés.
Les images qui nous parviennent par écrans interposés sont leur quotidien. Celles de centaines de milliers de déplacés et redéplacés d’un abri inexistant à l’autre, d’enfants recueillant un peu d’eau insalubre dans une flaque boueuse, s’alignant dans l’espoir de remplir une gamelle, suivant en larmes le linceul de leur mère ou ouvrant leurs yeux immenses dans leurs visages émaciés par des jours de famine et attendant la mort. Toutes les agences internationales et organisations non gouvernementales alertent depuis des mois : 82 % des infrastructures de santé sont détruites ou endommagées, 88 % des infrastructures scolaires et 67 % des infrastructures d’accès à l’eau. La crise sanitaire se conjugue à la crise humanitaire.
En Cisjordanie occupée, au 16 août 2024, on déplore la mort de 633 Palestiniens et plus de 5 200 blessés depuis l’attaque de commandos du 7 octobre au cours de laquelle 1 139 Israéliens et ressortissants étrangers, dont 764 civils, ont été tués et 248 pris en otage. Plus de 600 personnes assassinées par des colons et l’armée d’occupation, plus que toute l’année précédente pourtant la plus meurtrière depuis la fin de la seconde Intifada (...)
Des communautés entières sont déplacées de force. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’alarme aussi de l’aggravation de la crise sanitaire en Cisjordanie où les restrictions, les violences des colons et de l’armée ainsi que les attaques contre les infrastructures médicales compliquent l’accès aux soins, tout comme la fermeture de points de passage et le bouclage de villages entiers. Près de la moitié des médicaments essentiels sont en rupture de stock. En outre, Israël retient une part croissante de l’impôt sur le revenu qu’il collecte auprès des Palestiniens et qu’il doit à l’Autorité palestinienne. (...)
Pour les cinq États qui viennent d’annoncer leur reconnaissance, l’objectif est d’inverser le logiciel et de ne plus attendre l’aboutissement d’éventuelles négociations israélo-palestiniennes en un tête-à-tête inégal pour reconnaître les droits nationaux palestiniens que Tel-Aviv refuse. La question n’est pas neuve. (...)
Sortir de l’impasse ? Intervenant à l’Assemblée nationale sur la reconnaissance de l’État palestinien, le 28 novembre 2014, à la veille d’un débat parlementaire, Laurent Fabius, alors ministre français des affaires étrangères, affirme : « La question qui se pose à nous n’est donc pas celle des principes, puisque celle-ci est tranchée, mais celle des modalités : quand et comment ? Plus largement, quelle méthode pour essayer d’aboutir concrètement à la paix ? »
Et de préciser :
Nous considérons qu’il est indispensable de sortir d’un face-à-face solitaire entre Israéliens et Palestiniens, méthode qui a fait la preuve de son peu d’efficacité (…) Il faut donc essayer de faire évoluer cette méthode. Il faut un accompagnement, certains diront une pression de la communauté internationale pour aider les deux parties à faire le geste final indispensable et accomplir le pas ultime qui mènera à la paix. [Il souhaite] fixer un cap [et] un calendrier. [Si une] ultime tentative de solution négociée n’aboutit pas ? Alors, il faudra que la France prenne ses responsabilités, en reconnaissant sans délai l’État de Palestine. Nous y sommes prêts.
Mais Jean-Marc Ayrault, son successeur au Quai d’Orsay, abandonne cette analyse et cette promesse, revenant à la rengaine selon laquelle « la reconnaissance de l’État de la Palestine doit advenir à l’issue de négociations entre Israël et l’Autorité palestinienne ». (...)
Après plus de dix mois de guerre contre la population gazaouie, inverser le logiciel et reconnaître l’État palestinien veut donc dire, selon ses promoteurs, refonder les bases d’une éventuelle négociation à partir du droit international, dont il s’agit de discuter des modalités d’application — et ce, sous garantie des Nations unies. Cela permettrait aussi de renforcer les droits des Palestiniens déjà obtenus dans nombre d’institutions onusiennes, notamment grâce au statut d’État non-membre observateur à l’ONU, acté le 29 novembre 2012, un an après que la Palestine a été reconnue État membre de l’Unesco. Cela ne préjuge pas des choix du peuple palestinien — incluant l’hypothèse d’un État binational — dont le droit de vote doit pouvoir s’exercer.
Vives réactions à Tel-Aviv
La décision de ces cinq États d’Europe ne serait donc pas que symbolique. Il suffit pour s’en convaincre de voir les réactions des États-Unis qui ne cessent d’opposer leur veto au Conseil de sécurité des Nations unies, comme le 18 avril dernier. De son côté, le gouvernement de Benyamin Nétanyahou a pris des mesures de rétorsion, annonçant, par exemple, « couper le lien » entre le consulat d’Espagne à Jérusalem et les Palestiniens. Une réaction répressive réitérée à chaque petit pas en faveur des droits palestiniens, comme les décisions de la Cour internationale de justice (CIJ) ou de la Cour pénale internationale (CPI). (...)
Pour la CIJ, Israël doit donc cesser l’occupation des territoires palestiniens « dans les plus brefs délais », démanteler les colonies et dédommager la population. Un avis historique, mais non contraignant.
Amènera-t-il enfin les pays membres de l’UE ou certains d’entre eux à réagir, à reconnaître l’État palestinien et à sanctionner Tel-Aviv ? Ou restera-t-il lettre morte, comme celui de 2004 condamnant le mur d’annexion israélien en Cisjordanie et demandant aux États de faire respecter le droit ? Les réactions laissent peu de doute.
L’UE estime que
ces conclusions sont largement cohérentes avec les positions de l’UE qui sont elles-mêmes entièrement alignées sur les résolutions de l’ONU concernant le statut du territoire palestinien occupé (…). Tous les États ont l’obligation de ne pas reconnaître comme légale cette situation et de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation créée par cette présence illicite.
Josep Borrell assure :
Dans un monde de violations constantes et croissantes du droit international, il est de notre devoir moral de réaffirmer notre engagement indéfectible envers toutes les décisions de la CIJ de manière cohérente, quel que soit le sujet en question
La France, de son côté « prend note » de l’avis de la Cour. Elle « rappelle son attachement à la Cour internationale de Justice et appelle Israël à respecter toutes ses obligations au titre du droit international ».
Rien de plus. (...)
L’urgence de sanctions
Il serait pourtant primordial de répondre à l’urgence, d’imposer à Israël un cessez-le-feu à Gaza et la mise en œuvre des décisions que la CIJ a prises en janvier et mai 2024 lors de l’examen du dépôt de la plainte de l’Afrique du Sud, pour imposer le droit humanitaire international et préserver la population palestinienne d’un « risque de génocide ».
À l’issue d’un nouveau bombardement israélien le 10 août massacrant une centaine de Palestiniens et faisant des dizaines de blessés dans une école surpeuplée de réfugiés, les appels à un cessez-le-feu se multiplient. Mais au-delà des mots, nul dirigeant ne propose d’initiative. Comme pour se dédouaner de son inertie politique, l’Union européenne multiplie les déclarations sur son investissement humanitaire... non sans louvoiements. (...)
L’Union européenne et ses États membres disposent de nombreux leviers. C’est le cas notamment de l’accord d’association, signé dans la foulée d’Oslo et adopté en 2000, qui prévoit, entre autres, la libéralisation des échanges. (...)
Alignée sur Washington
Au nom d’une unité diplomatique introuvable, l’Union européenne a-t-elle décidé de suivre sans autre forme d’intervention les orientations de Washington ? C’est le cas d’une partie de ses membres, notamment ceux qui avaient déjà participé sans rechigner à la guerre de 2003 contre l’Irak. L’UE renonce de fait à tout rôle politique, comme c’est le cas depuis plus de 30 ans et le début de la négociation d’Oslo. Elle se limite à un rôle économique et laisse aux États-Unis et à la Russie, puis aux seuls Américains, le rôle de parrains politiques d’un processus qui n’a rapidement plus eu « de paix » que le nom. Même dans ce cadre, la « politique européenne de voisinage » avec Israël conduit à considérer ce dernier comme un pays « à haute technologie ». Une « start-up nation » saluée en France comme un partenaire démocratique, tant par Nicolas Sarkozy que par ses successeurs
Emmanuel Macron n’a d’ailleurs pas hésité à recevoir son homologue israélien, Yitzhak Herzog, à l’Élysée à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques, le 26 juillet dernier. (...)
Pourtant l’UE sait user de sanctions lorsqu’elle estime que la situation l’impose. Comme contre la Russie. Elle peut geler les fonds ou bloquer les avoirs de personnes privées, groupes ou organisations, entreprises, gouvernements, décréter des interdictions du territoire, décider d’embargos sur les armes, restreindre ou mettre un terme aux relations économiques. Elle en est fort loin contre les dirigeants politiques ou militaires israéliens. (...)
Quant aux ventes d’armements, elles ne font l’objet d’aucune restriction. (...)
En dépit de tentations identitaires, de haine de l’Autre et de passions tristes mises en évidence lors des dernières élections, les sociétés européennes et singulièrement leurs jeunesses sont aussi porteuses d’autres exigences. Celles d’une solidarité active pour la paix et la justice. Celles d’une protection du peuple palestinien. Celles d’interventions européennes accordant les actes aux discours officiels en faveur de la paix et du respect des droits humains les plus élémentaires.